LIVRE XXXV. 191 Ce revenu, évalué à 3 pour cent, pour les immeubles, et à 5 et demi pour le reste, représentait un capital que les commissaires évaluent à 129,047,980 ducats. Ainsi, disaient-ils, les gens de main-morte possèdent un revenu presque égal à celui du gouvernement, et, si on y ajoutait tout ce qui a du échapper à nos recherches, et l’augmentation des valeurs depuis des estimations si anciennes, et le casuel autre que les messes et les quêtes, et la valeur de tous les immeubles non-productifs occupés par le clergé, et les dots que les familles paient pour les religieux, et les dons en nature, et les legs, et la valeur d’un mobilier immense, on serait effrayé de la masse des richesses qui se trouvent placées hors du domaine de l’Etat, et qui ne contribuent point à l'acquittement des charges publiques. Ces calculs sont effrayants sansdoute, ainsi que le disent les commissaires; cependant j’ai cherché dans leur rapport quel était le nombre de personnes appartenant au clergé. J’y ai trouvé qu’il s’élevait à 43,773 ; or, en répartissant entre elles ce revenu de 4,274,400 ducats, il n’en résulte qu’une somme annuelle de 93 ducats pour chacune : ce n'était donc pas de la richesse du clergé considéré individuellement, qu’on avait à se plaindre, mais de sa niasse, l’our en sentir l’énormilé, il ne faut que le comparer à celui de France et même à celui d’Espagne. Le nombre des individus des deux sexes voués à la vie religieuse s’élevait, dans le premier do ces royaumes, à 100,000, et dans le second à 130,000. La population catholique était en France d’à peu près vingt-quatre millions, celle d’Espagne de onze millions, et celle de la république de Venise de doux millions et demi. Il en résultait qu’en France il y avait un ecclésiastique sur cent cinquante habitants, en Espagne sur soixante-treize, et à Venise sur cinquante-quatre. Le clergé étaitdonc proportionnellement trois fois plus nombreux à Venise qu’en France, où certainement il excédait de beaucoup les besoins de la population : aussi la somme affectée annuellement au culte, quoique très-considérable, ne donnait-elle à Venise que trois ou quatre cents francs par individu, tandis qu’en France les personnes ecclésiastiques coûtaient à l’État, l’une dans l’autre, [dus de deux mille francs par an. Les règlements qui intervinrent en conséquence de ce rapport, embrassèrent dans leurs dispositions les biens et les personnes. Quant aux biens, on ordonna une nouvelle estimation des immeubles sujets aux décimes. Pour s’affranchir de la nécessité de solliciter l’autorisation de la cour de Home, lorsqu’on aurait à lever une contribution sur le clergé, on établit une distinction entre l’impôt ordinaire, que l’on appela décime d’État, et les taxes extraordinaires, pour lesquelles seules on continua de demander une autorisation. On maintint les lois antérieures qui défendaient au clergé toutes acquisitions ; on interdit la quête à plusieurs ordres ; il fut défendu aux évêques d’acquitter aucunes pensions assignées par la cour de Rome sur leurs bénéfices, et aux particuliers d’aliéner aucun bien-fonds en faveur des corps ecclésiastiques. Les rentes foncières dues au clergé furent déclarées rachetables, il lui fut même défendu d’emprunter sur le mobilier des églises ; les registres de tous les couvents furent enlevés et portés aux archives du gouvernement. Quant aux personnes, on régla que, dans les couvents, les charges de supérieurs, d’économes et de provinciaux ne pourraient être exercées que par des sujets nés Vénitiens. On supprima les couvents sans revenus. On ordonna à tous les religieux de reconnaître exclusivement la juridiction de leur évêque, pour le spirituel, et celle des magistrats pour le temporel ; c’était les soustraire à l’autorité des supérieurs généraux de leur ordre. L’âge, pour la prise d’habit dans les cloîtres, fut fixé à 21 ans; il fut défendu de faire profession avant 23 ans accomplis. Les ordres mendiants ne purent plus admettre même des novices. Le nombre des religieux dans chaque couvent fut déterminé, et l’effet de ces dispositions fut tel que, quinze ans après, on s’aperçut que les monastères ne remplaçaient plus leurs pertes; et, pour éviter que les cloîtres ne devinssent bientôt déserts, le sénat fut obligé de permettre les prises d’habit à 16 ans, et les professions à 21. Enfin, en 1773, les jésuites, qui avaient été rappelés à Venise pendant la guerre de Candie, y subirent la proscription généraledontilsétaicntfrappés dans toute l’Europe. Ils n’avaient dans toute la république que six maisons et un revenu de douze mille ducats. On pourvut avec assez peu de soin à la subsistance des membres de l’ordre supprimé. Une pension de 66 ducats fut l’unique secours accordé aux profès. Les religieux non-profès ne reçurent que quelques ducats une fois payés. XXII1. A ces attaques si fréquentes que le gouvernement dirigeait contre le clergé, à ces luttes établies entre les différents corps constitués, à ccs entreprises de la masse de la noblesse contre les dépositaires du pouvoir, à toutes ces propositions d’innovation qui se terminaient toujours par des coups d’Etat, il faut ajouter une autre cause non moins propre à propager le mépris des anciennes doctrines, c’était l’excès de la corruption. Cette liberté de mœurs, qu’on avait longtemps vantée comme le charme principal de la société de Venise, était devenue un désordre scandaleux; le lien du mariage était moins sacré dans ce pays ca-