328 HISTOIRE I)E VENISE. T'a fait clans Monlauban délaisser ta moitié; Son amour t’a pleuré près d’une année entière : Ingrat, plains sa douleur. Vois-lu cette poussière, Que mes mains devant toi viennent de façonner? C’est un fils qu’à l’instant elle va te donner. On s’est permis (l’inscrer ici ce morceau , où le matérialiste se montre à découvert, pour faire juger de l’cspèce de liberté dont la presse jouissait à Venise. Cet ouvrage, où l’on substitue le mot de nature à celui de Dieu, et où l’on admet l’intelligence, la raison, sans admettre l’âme, était dédié au doge André Gritti. Ce poëme, au reste, ne parut qu’après celui de l’Arioste, dont le brillant succès dut produire tant d’imitateurs. Les amours de Marfise, par le Vénitien Cataneo, furent une de ces copies malheureuses dont le titre même ne serait pas parvenu au siècle suivant, si le 'Lasse n’eùt eu l’indulgence de le citer avec éloge; indulgence que les critiques lui ont reprochée. Ce grand nom m’avertit que c’est ici le lieu de citer un autre poêle, qui emprunta sou sujet du roman d’Amadis. Bernardo Tasso était né à Ber-game en 1495, et par conséquent sujet vénitien. Ce poëme d’Amadis mériterait d’être plus connu, s’il n’était en cinquante ou soixante mille vers, et l’auteur le serait davantage, s’il eut eu un moins illustre fils. Torqualo Tasso était, comme on voit, fils d’un Vénitien. Il naquit à Sorrento, dans le royaume de Naples, pendant que Bernardo était secrétaire du prince de Salerne ; mais dès l’âge de dix ou douze ans, il vint avec son père à Venise. Là, le chef de la maison des Badouer, alors les Mécènes de la littérature, choisit Bernardo Tasso pour remplir la place de chancelier de la nouvelle académie. La munificence de ces seigneurs ne se borna pas à lui assurer un traitement; ils s’engagèrent à prendre soin de ce fils, qui ne donnait encore que de brillantes espérances, et qui, dans la suite, fut si malheureux. Ce serait une question oiseuse de discuter si le Tasse doit être compté parmi les grands hommes vénitiens. Le fait est qu’il naquit sujet de la république, mais en terre étrangère ; qu’il passa une partie de son enfance à Bcrgame et à Venise; qu’il y trouva des protecteurs; qu’il fut un des élèves de l’université de l’adoue, et qu’il y composa son premier poëme, celui de Renaud. On peut réclamer pour la ville de Sorrento l’honneur d’avoir vu naître l’illustre auteur de la Jérusalem délivrée : il n’en est pas moins vrai que le poëte dut à Venise son origine, les premiers encouragements qu’il reçut, et le bienfait plus précieux encore de l’éducation; qu’enfin ses vers, si dignes de demeurer gravés dans la mémoire des hommes, n’ont jamais été répétés plusuniversellement que danscette capitale. C’était par des octaves du Tasse que le gondolier, oisif dans sa nacelle, abrégeait les heures de la nuit, et interrompait le silence des lagunes. Solitaire au milieu de cette ville populeuse, il chantait; et le calme du ciel, l’ombre de ces hauts édifices, qui se prolongeait sur les eaux, le bruit lointain des vagues de la mer, le mouvement silencieux de ces gondoles noires, quisemblaienterrer autour de lui, prêtaient un nouveau charme à la mélodie. Sa voix allait frapper un autre batelier, qui lui répondait parla strophe suivante : la musique et les vers mettaient en rapport ces deux hommes, inconnus peut-être l’un à l’autre; et sur toute la surface paisible de ces canaux, des milliers de voix, en chantant Renaud, Tancrède, Ilerminie, proclamaient, sans le savoir, le poëte national. Je n’ai pas besoin de parler de ses ouvrages; mais je dois faire connaître l’opinion que les juges éclairés ont portée du poëme de sou père. Ils l’admettent d’un commun accord au second rang de l’épopée romanesque, c’est-à-dire qu’il ne cède la première place qu’au chef-d’œuvre de l’Arioste. On y vante l’ordonnance de la narration, la douce facilité du style, l’abondance et en même temps la sagesse de l’imagination. L’Ariostc excepté, l’auteur surpasse de beaucoup tous les autres poëtes, dans l’expression du sentiment ; et on peut le comparer à tous, dans la peinture des batailles. Ce jugement est de Louis üolce, le compatriote, le contemporain, le rival de Bernardo Tasso, et auteur de plusieurs poëmes dont il me reste à parler. Cet écrivain infatigable, recommandable par la sagesse de son esprit, par la pureté de son goût, par une vaste littérature, s’exerça dans tous les genres; parce qu’il n’avait un talent supérieur pour aucun. Pendant qu’il écrivait l’histoire des empereurs Charles-Quint et Ferdinand Ier, pendant qu’il se livrait à des travaux considérables sur les auteurs anciens, il fit de fréquentes excursions dans le domaine de la poésie. Les esprits solides nourris d’utiles connaissances, dédaignent trop souvent les arts de l’imagination; quelquefois ils y cherchent un délassement ; mais c’est un phénomène de voir un philologue, un philosophe, se délasser de ses travaux; en composant jusqu'à six grands ouvrages dans le genre de l’épopée romanesque, qui suppose une imagination libre et féconde, et où le mérite d’une exécution soignée peut seul compenser la frivolité du sujet. Sacripant, Roland, Palmerin d’Olive, Primaléon, sont les héros de ces épopées. Le merveilleux de tant de poëmes serait qu’ils fussent tous sortis de la même main ; mais un homme de goût a fait observer que ce merveilleux disparaît quand on les lit.