LIVRE XXXIII. 117 quels étaient le marquis d’Aubusson, Montmorin, le chevalier de Créquy : la Feuillade, qui avait reçu trois blessures, rentra le dernier. Cet exploit, dont on parla fort diversement, les uns ne voulant voir que ce qu’il avait de brillant, les autres que son inutilité, réduisit à presque rien la troupe que le duc de la Feuillade avait amenée. Il semblait que ces braves volontaires ne fussent venus de si loin, que pour faire une brillante folie, en dépit de tous les conseils qu’on avait pu leur donner. Dès qu’ils l’eurent exécutée, ils ne montrèrent plusd’impatienee que pour sortir de la place qu’ils étaient venus secourir, et se rembarquèrent quelques jours après, emportant les germes de la peste, qui se déclara dans la traversée, et qui moissonna les tristes restes de cette expédition. XXIII. Cette campagne avait coûté aux Turcs vingt-trois mille hommes, mais elle avait épuisé les Vénitiens. Dans toutes les cours, les ambassadeurs de la république sollicitaient les princes, à la faveur de cet intérêt que devait inspirer une malheureuse colonie, luttant contre les infidèles depuis vingt-cinq ans. Quelques États de l’empire fournirent un secours, qui s’éleva à peu près à quatre mille hommes. Hais un Morosini, qui servait sa pairie dans les ambassades, comme le chef de sa maison la servait, dans le même temps, à la tête des armées, et qui représentait alors la république à la cour de Louis XIV, parvint à exciter la générosité de ce grand prince en faveur de Candie. Louis promit douze régiments d’infanterie, trois cents chevaux et même un détachement de sa garde. Cette armée, qui se trouva former six mille hommes, partit immédiatement après l’arrivée du duc de la Feuillade à Toulon, survingt-sept bâtiments, escories par quinze vaisseaux de guerre : quatorze galères portaient l’avant-garde. Elle arbora l’étendard de PÉglise; c’était une précaution que l’on croyait nécessaire, pour que la France conservât les apparences de la neutralité; mais c’était faire un singulier usage delà bannière du pape, que de l’employer à voiler un manque de foi. L’avis du départ de cette petite armée répandit la joie dans Venise, et rendit l’espérance à Candie. I ne grande flotte vénitienne venait de ravitailler cette place et d’y jeter une nouvelle garnison. L’imagination s’effraie, quand on considère ce que ce long siège coûtait à la république : on a calculé que ce gouffre dévorait annuellement quatre ou cinq millions de notre monnaie en argent effectif, et 'rois fois autant en munitions de guerre cl de bougie. Dans la seule année 1G68, on consuma trois millions de livres de poudre. Il fallait y envoyer jusqu’à du bois, jusqu’à des fascines, et par conséquent on était réduit à faire vivre la garnison de biscuit qu’on expédiait de Venise. On ne doit pas s’étonner que celte guerre ait coùlé cent vingt-six millions de ducats courants, et accru de soixante-quatre millions la dette de la république. Pour aider les Vénitiens à subvenir à tant de dépenses, le pape Clément IX, qui, dans tout le cours dc^on pontificat, se montra animé d’un zèle plus sincère que celui qu’affectait son prédécesseur, supprima quelques ordres religieux dans le territoire de la république, et permit de vendre leurs biens pour les appliquer aux besoins de l’État : on en tira quatre ou cinq millions. Une partie du trésor de Saint-Marc reçut la même destination. Cependant l’argent manquait pour solder la garnison de Candie; Morosini, le provédileur Cornaro, et quelques autres, se dépouillèrent de tout ce qu’ils avaient, pour donner quelques à-compte aux soldats. On attendait les renforts avec une extrême impatience, car la défense était d’autant plus difficile qu’on n'avait pas assez de bras, pour élever quelques nouveaux retranchements derrière les ouvrages ruinés. Les Turcs étaient maîtres de la moitié d’un bastion dont les assiégés avaient conservé l’autre moitié; Morosini entreprit de faire sauter la partie de cct ouvrage dont il n’avait pu chasser l’ennemi. L’effet de la mine fut terrible ; les hommes, la terre, les canons même, furent lancés au loin; mais les Tures s’acharnèrent à détruire le reste du bastion occupé par les Vénitiens, et sous le feu de l'artillerie et de la mousqueterie, ils eurent la constance de le démolir et d’emporter les terres; de sorte qu’au prix d’un torrent de sang, cet ouvrage fut entièrement rasé et la place se trouva ouverte. Le danger croissait de jour en jour : la république avait envoyé à la Porte un nouveau négociateur, que le visir, lorsqu’il voyait s'éloigner l’espérance de prendre Candie, faisait venir de temps en temps, pour lui proposer, tantôt de céder cette forteresse, tantôt de la garder, en s’obligeant à la démanteler, tantôt d’abandonner la moitié de l’île, c’est-à-dire les Grabuses, la Canée, Rettimo, le port de la Suda, et de démolir les fortifications de l’île de Tine. Mais le sénat, qui se flattait toujours de lasser la constance des Ottomans, n’avait pas autorisé son ministre à dépareillés concessions. XXIV. On était cependant au dernier terme de la résistance, lorsque, le 19 juin 1669, on signala une flotte de quatorze voiles : c’était une division de l’armée française, commandée par les ducs de Beau-forteldeNavailles. Ils amenaient prèsdecinq mille hommes, qui furent mis à terre la nuit suivante, excepté les mousquetaires de la garde du roi, qui voulurent absolument attendre le jour pour passer sous les batteries des Turcs. « C’était, dit un des officiers de cette expédition,