»0 HISTOIRE DE VENISE. disaient propriétaires de toute la république. Eux-mêmes (lurent perdre de leur mérite, et les autres de leur attachement. Les liens de l’Etat durent se relâcher. Les sujets de la seigneurie furent amenés à comparer leur sort à celui dont jouissaient les sujets ou les citoyens des autres républiques. Longtemps supérieurs à presque tous les peuples, parce que ceux-ci vivaient dans l'abjection delà féodalité, ils étaient réduits maintenant à porter envie, non-seulement aux hommes libres, mais aux habitants des monarchies. Dans la monarchie, le souverain est la source du pouvoir, mais il est forcé d’en déléguer l’exécution. Dans l’aristocratie au contraire, il ne reste rien aux sujets que d'obéir et de payer. Voilà pourquoi des philosophes ont prétendu que la meilleure aristocratie était celle qui se rapprochait le plus de la démocratie : ils voudraient que, pour deux drachmes d’impôt, on eût droit de suffrage dans l’assemblée de la nation, comme à Athènes d’après les lois d’Antipater; c’est-à-dire qu’ils ne veulent point d’aristocratie : ils ne proposent pas les moyens de soutenir cette forme de gouvernement, mais de la détruire. Je m’arrête sur ces considérations, parce qu’elles peuvent faire apercevoir la cause qui éteignit ce zèle patriotique, seul conservateur des États. Riches, tranquilles et en possession du pouvoir, les souverains de Venise n’eurent plus qu'un objet, ce lut de conserver ce précieux repos, même aux dépens de leur considération. Ils auraient pu rajeunir leur république, si, marchant avec le siècle, considérant l’exemple de la Hollande, ils eussent, en mo-difiantleur constitution pardesages tempéramenls, élevé leurs sujets à la dignité de citoyens. Veut-on qu’une religion ou une république se maintiennent? il faut les ramener de temps en temps à leur principe: cette maxime est de Machiavel ; or le principe de Venise était le commerce et l'égalité : il y avait cependant une difficulté à ce retour, la population était corrompue; aussi ne s’agissait-il pas de changer une aristocratie en démocratie; mais de rendre à cette classe d’hommes, exclue de tous droits politiques, le patriotisme cl le courage, en leur permettant de relever le front. Bien loin de là, l’orgueil aristocratique, n’ayant plus où se prendre dans sa honteuse inaction, s’attacha aux plus minutieux privilèges, envahit tout, et bientôt fut obligé de courber lui-même sous le joug de fer que l’oligarchie vint lui imposer. L’oisiveté, l’inconduite, la vanité, le défaut d’occasions pour acquérir de la gloire cl des richesses, détruisirent les fortunes et la considération de la plupart des patriciens. Ceux qui avaient eu l'habileté de conserver l’une et l’autre, en se maintenant dans les grandes places, les con- sidèrent désormais comme leur patrimoine, et ne virent plus que des clients dans ceux que la constitution de l’État faisait leurs égaux. L’autorité tendit sans cesse à se resserrer dans un petit nombre de mains. Il y eut des riches dociles au joug, parce que les hommes tiennent encore plus aux richesses qu’aux honneurs; il y eut une multitude de patriciens pauvres et, ce qui est encore pis, obscurs, contribuant par leurs suffrages à la nomination du prince, et passant leur vie à solliciter les plus minces, les plus vils emplois. Ils ne différaient guère que par leur indigence de celte classe de sujets qu’on appelait les nobles de terre-ferme. On a dit que l’aristocratie tendait à se dilater, comme la démocratie à se resserrer. C’est là un conseil sous la forme d’une observation. Le conseil est salutaire, car là où le pouvoir est nécessairement odieux, il est bon de le partager, pour le rendre plus tolérable; là où l’autorité est inévitablement tumultueuse, il faut la concentrer pour la rendre plus raisonnable; mais partout les passions des hommes sont les mêmes; dans un gouvernement comme dans l’autre, l’orgueil des dépositaires du pouvoir tend à l’augmenter. Seulement on peut remarquer que la démocratie trouve son remède dans les passions, tandis que ces mêmes passions s’opposent au perfectionnement de l’aristocratie. La conséquence la plus juste à tirer de tout cela, c’est que le mal est dans l’excès; or, malheureusement pour Venise, son gouvernement ne cessa d’y tendre. Telles furent les conséquences des vices qu’il y avait dans l’organisation sociale des Vénitiens. Lorsqu’elle cessa d’être meilleure que celle des autres Étals, el lorsque le temps eut changé tous les rapports de richesse, de grandeur et de services entre cette puissance et les autres, la république continua de subsister, parce qu’elle avait douze cenls ans d’existence; mais à chaque guerre elle éprouva des pertes, à chaque traité elle vit décliner sa considération, et dans la paix, qu’elle acheta souvent, elle ne répara point ses forces, parce qu’il n’y a (le force que là où il y a du courage. Les États peuvent déchoir de leur grandeur sans qu’il y ail même de la faute du gouvernement, mais alors le gouvernement doit retremper le ressort moral qui rend une nouvelle activité à la machine politique, et c’est ce que le gouvernement vénitien eut à se reprocher de n’avoir pas fait. On a quelque sujet de s’étonner que, dans ce défaut de patriotisme, d’esprit public et d’énergie, le gouvernement lui-même ne se soit pas dénaturé; niais, quoiqu’on soit autorisé à dire que le gouvernement n’avait pas toujours prévu l’avenir avec justesse, et choisi le remède le plus efficace, il fa11 ^