LIVRE XXXIX. 291 En 1471, le sénateur Thomas Zéno subit un an tic prison, l’exclusion de tous les conseils et dix coups d’estrapade, pour avoir compromis le secret des séances par son indiscrétion. En 1472, Laurent Baffo, président d’une quarante, et déjà condamné au bannissement, pour prévarication, rogipt son ban et est mis à mort. En 1493, Dominique Michiéli est banni, pour avoir eu des communications avec des membres du grand-conseil, chargés d’une élection. En 1471, un homme d’un sang illustre, Borrho-méc Mcmmo, est pendu pour avoir tenu quelques propos contre le podestat de Padoue; c’était déjà bien rigoureux ; mais trois témoins du fait, pour ne l’avoir pas révélé du soir au matin, sont punis d’un an de prison et de trois ans d’exil. On voit qu’on s’attachait à effrayer, plutôt qu’à proportionner exactement la peine à la faute. Il semblait que l’aristocratic crût devoir quelque satisfaction aux petits; et en effet cette rigueur, qui humiliait les grands, contribuait à les faire supporter. XII. Mais ce corps de dix-sept juges se trouvant trop nombreux pour agir avec tout le mystère, toute la promptitude que réclamait quelquefois l’objet de son institution, on avait créé, dans son sein même, au milieu du quinzième siècle, une commission bien autrement redoutable : c'était le tribunal des inquisiteurs d’État. Ils étaient au nombre de trois, deux pris parmi les membres du conseil des Dix, et un parmi les conseillers du doge. Les deux inquisiteurs noirs exerçaient ces fonctions pendant un an; l’inquisiteur rouge, c’est-à-dire le membre du conseil du doge, pendant huit mois, qui étaient la durée de ses fonctions de conseiller. C’était le conseil des Dix qui en faisait le choix. On savait que celle terrible magistrature existait, sans savoir où elle siégeait, car elle pouvait exercer partout sa juridiction. On lisait des sentences, elles étaient signées d’un secrétaire. On voyait des exécutions, elles avaient été ordonnées par une justice invisible. On se sentait exposé à tout moment, dans les relations de la société, dans les épanche-menls de l’amitié, dans le tumulte des plaisirs, à se trouver en présence de ces hommes redoutables, qui ne dépouillaient jamais leur caractère déjugés %). Comme les anciens éphores, en sortant de charge, ils ne pouvaient, de deux ans, briguer aucun emploi important. (1) On raconte qu’une dame de Venise, recevant un jour la visite d’un sénateur, vit entrer chez elle avec des cris d’effroi son jeune fils, dont les larmes, les mots entrecoupés, donnaient à comprendre qu’il s’échappait des bras de son père, égaré par une passion brutale. La mère, confuse, fit de son mieux pour empêcher cet enfant de révéler l’op- Dès l’origine, une exclusion générale, perpétuelle, absoluedeccttemagistrature avait été décrétée contre ce qu’on appelait les papalistes, c’est-à-dire contre les palricicns qui avaient des ecclésiastiques dans leur famille, ou un intérêt quelconque à la cour de Rome. Ici toute formalité cessait; les inquisiteurs n’étaient assujettis à aucune règle qu’à celle de l'unanimité exigée dans leurs sentences. Du reste, le lieu de leurs séances, les moyens d’investigation, l’appréciation des preuves, la torture pour arracher les aveux, le choix des peines, le mystère ou la publicité de la sentence et du supplice, les formes d’une procédure qui ne laissait point de traces, tout était abandonné à la conscience des juges. Il est bien probable qu’ils ne se faisaient pas un jeu cruel d’en abuser; mais il ne l’est pas moins que l’abus était inévitable, et quand on s’environne de tant de mystères pour se faire craindre, il faut bien s’attendre à être calomnié. 11 est certain d’ailleurs qu’ils ont sacrifié plus d’une fois à leurs simples soupçons, même seulement à leurs craintes. Par exemple, Machiavel raconte qu’au retour d’une escadre vénitienne, il s’éleva une rixe entre le peuple et les équipages. Tout ce que les chefs militaires, les magistrats purent faire, pour empêcher l’effusion du sang, fut inutile : on se battait avec fureur, lorsqu’un officier, qui avait commandé antérieurement, et pour qui les gens de mer avaient beaucoup de vénération, se présenta au milieu du tumulte, et parvint à le faire cesser. Le crédit dont il venait de recevoir un si éclatant témoignage devint un sujet d’alarme ; quelque temps après, on le lit enlever et mourir en prison. Un Cornaro qui, dans une disette, avait fait distribuer du blé aux pauvres, fut emprisonné, parce qu’on attribua sa libéralité à des vues ambitieuses. Depuis la dernière tête de l’Élat jusqu’à celle qui portait la couronne ducale, tout était soumis non-seulement au despotisme de ce tribunal, mais à sa surveillance continuelle et à ses réprimandes toujours effrayantes. Le seul privilège du doge consistait à ne point comparaître devant les triumvirs, mais à recevoir ces réprimandes chez lui, et à y garder les arrêts qu’ils lui infligeaient quelquefois. Les dames de la condition la plus relevée étaient soumises aux arrêts domestiques , ou exilées dans une campagne solitaire, ou renfermées dans un couvent. probre de son père. L'étranger, sans laisser apercevoir qu’il eût pénétré ce mystère odieux, salua respectueusement la dame et se retira; mais, quelques instants après, le maître de cette maison fut enlevé, et disparut pour toujours.