270 HISTOIRE DE VENISE. maritimes de quelque importance. Le scrupule de partager les dépouilles d’un voisin, dont les malheurs n’étaient dus en partie qu’à la manifestation d’une imprudente impartialité pour celle même cour, ne pouvait faire hésiter la maison d’Autriche, lorsque la fortune lui offrait un moyen de se dédommager ou de s’agrandir; aussi, grâce à cette facilité, se vit-elle indemnisée avec une générosité qui passait ses espérances. Elle n’attendit pas même que les arrangements fussent conclus, et, soit qu’elle comptât sur l’indifférence du gouvernement français, soit qu’elle se fut assurée de sa condescendance tacite, dès le mois de juin, c’est-à-dire quatre mois avant la signature du traité, elle envahit l’Is-Irie vénitienne, en se contentant de justifier cette occupation, quand elle fut effectuée, par une proclamation. Elle alléguait deux raisons contradictoires : l’une, qu’il s’était manifesté un esprit d’insurrection dans cette province, et que l’empereur se croyait obligé d’en prendre possession pour préserver ses propres États de la contagion; l’autre, qu’il avait des droits sur l’Islrie, parce qu’autrefois elle avait fait partie du royaume de Hongrie. Il est vrai qu’il fallait remonter à plus de huit cents ans pour revendiquer ces droits, qui d’ailleurs n’avaient jamais appartenu à la maison de Rodolphe de Haps-bourg. L’empereur ajoutait que, comme plusieurs provinces vénitiennes s’étaient déjà séparées de la métropole, il avait cru devoir se mettre en possession de celle qu’il réclamait. Enfin le traité de Campo-Formio fut connu, et les articles suivants vinrent révéler aux Vénitiens leur destinée. « Art. 55°. L’empereur consent à ce que la république française possède en toute souveraineté les îles ci-devant vénitiennes du Levant, savoir : Corfou, Zante, Céphalonie, Sainle-Maure, Cérigo et autres îles en dépendantes, ainsi que Butrinto, Larta, Vonizza, et en général tous les établissements ci-devant vénitiens en Albanie, qui sonl situés plus bas que le golfe de Lutrino. ii Art. 6°. La république française consent à ce que S. II. l’empereur et roi possède en toute souveraineté et propriété les pays ci-dessous désignés, savoir : l’Istrie, la Dalmatie, les îles ci-devant vénitiennes de l’Adriatique, les bouches de Cattaro, la ville de Venise, les lagunes, et les pays compris entre les Étals héréditaires de S. M. l’empereur et roi, et une ligne, qui partira du Tyrol, traversera le lac deCarde, ensuite l’Adige,suivra la rivegauchede ce fleuve jusqu’à Porto-Legnago, et viendra joindre la rive gauche du Pô, qu’elle suivra jusqu’à la mer. « Art. 8e. La république cisalpine comprendra la ci-devant Lombardie autrichienne, le Bergamasque, le Brescian, le Cremasque, la ville et forteresse de Mantoue, leMantouan, Peschiera, la partie des États ci-devant vénitiens à l’ouest et au sud de la ligne désignée dans l’article 6. » XVI. Ce partage répandit dans Venise la rage du désespoir. On voulait s’assembler, on protesta, on jura la démocratie ou la mort; mais on sentait son impuissance, et on voyait les Français, qui occupaient encore Venise, démolir le Bueentaure, employer ou livrer au pillage les approvisionnements de l’arsenal, s’emparer de la marine de la république, et l’envoyer à Toulon, avec les chevaux de bronze queDandolo avait conquis à Constantinople. Cet arsenal si fameux que les Français spoliaient, était dans un état de misère. Ce fut avec peine qu’on parvint à mettre en mer deux vaisseaux de soixante-quatre canons, quatre bricks cl quelques bâtiments de transport, pour porter à Corfou un corps de quinze cents hommes, destiné à prendre possession de cette place. A leur arrivée dans ce port, l’éton-nement redoubla de n’y trouver que cinq vaisseaux de soixante-quatorze, deux de soixante-quatre, un de cinquante-huit, six frégates et onze galères ; c’était le fantôme de la marine vénitienne. Cette occupation des îles Ioniennes donnait à la France un poste important, lui fournissait des huiles, pour ses savonneries de Marseille, qui tous les ans en achetaient pour douze millions à l’étranger, et lui assurait la jouissance des bois précieux que la côte d’Albanie offrait aux chantiers de Toulon. La république française devenait la protectrice ou la maîtresse de la navigation de l’Adriatique. Des esprits pénétrants avaient porté leurs vues plus loin. Parmi les dépouilles du gouvernement vénitien, ils désignaient des objets dont la possession pouvait être encore plus profitable à la France. Ils lui proposaient de faire entrer dans son partage la forteresse de Cattaro, et quelques autres à la convenance des Turcs, pour les leur céder en échange d’une île de l’Archipel, et de la faculté de naviguer dans la mer Noire. Si cette mer, disaient-ils, cessait d’être fermée aux acheteurs, le commerce de la Russie, qui a pris une fausse direction vers le nord, suivrait sa pente naturelle; tôt ou tard il ne peut manquer de prendre son cours vers le bassin où tous les grands fleuves de ce pays aboutissent : c’est à la France, qui peut dominer dans la Méditerranée, de lui ouvrir ce débouché. Cette idée avait été aperçue par les Vénitiens, lorsqu’en 177a ils proposaient un traité de commerce à la Russie. La France, en la réalisant, y aurait trouvé le tripleavantage d’étendre sa navigation, d’augmenter sa marine, et de s’enrichir, en détournant le cours d’un commerce qui occupe dans laBaltique quatre mille vaisseaux anglais. On ne sut point profiler de ces conseils prophétiques. Les acquisitions de la France dans la mer