148 HISTOIRE DE VENISE. c’élait une chose déplorable de voir l’état où cette ville était réduite : les rues étaient couvertes de boulets, de balles, d’éclats de bombes et de grenades; il n’y avait pas une église, pas un bâtiment, dont les murailles ne fussent percées, et presque ruinées par le canon. Toutes les maisons n’étaient plus que de tristes masures. Il y sentait mauvais partout. De quelque côté que l’on tournât, on rencontrait des soldats tués, blessés ou estropiés. » Morosini voulait employer ces nouvelles troupes à opérer une diversion du côté de la Canée, pour y attirer une partie de l’armée des Turcs; mais ces officiers français, aussi peu disposés que leurs prédécesseurs à en croire les conseils de l’expérience des hôtes qu’ils venaient secourir, s’obstinèrent à vouloir faire une sortie dès le lendemain, sans même attendre la seconde division de leur armée, qui consistait en quinze cents ou deux mille hommes. Morosini ne put gagner qu’un délai de quatre jours. Il fallut donc consentir qu’ils effectuassent leur sortie le 2o juin, h Le capitaine-général, dit un témoin oculaire, offrit au duc de Navailles de faire sortir avec lui quelques troupes de la république, comme gens accoutumés à la manière de combattre les Turcs, et qui connaissaient mieux le terrain d’autour de Candie que les siens. Il ne voulut pas rece-voirc cette offre, ni même se consulter en rien avec M. de Saint-André. » On convint de les faire soutenir par un corps de la garnison, et de faire avancer une partie de la flotte, pour prendre part au combat, si le vent le permettait, ce qui n’eùt pas lieu. Le 2!),.avant le jour, ces cinq mille hommes attendaient le signal, en silence, ventre à terre, entre les murs et l’ennemi. On y remarquait le duc de Navailles, commandant de cette petite armée; le duc de Beaufort, amiral, qui avait voulu être mis à terre pour prendre part au combat; le comte de Dampierre à la tête des officiers volontaires; un Choiseul ; un Castelanc, major des gardes ; un Col-bert. Dès qu’ils reçurent l’ordre de s’ébranler, ils fondirent sur un corps de troupes qu’ils apercevaient dans l’obscurité. C’était un détachement d’Alle-mands qui marchait pour les appuyer. Revenus de cette méprise, qui avait mis quelque désordre dans les rangs, ils se précipitèrent dans la tranchée. Les Turcs surpris l’abandonnèrent. On en avait déjà tué douze ou treize cents, lorsque tout à coup le feu prend à quelques barils de poudre restés dans les batteries. Les Français, qui, depuis trois ans, n’avaient entendu parler que des mines qu’on faisait sauter à Candie, crurent que cette explosion était celle d’un fourneau. On crie : Gare la mine ! on croit qu’on marche sur un terrain qui va s’entr'ouvrir ; la terreur s’empare des soldats; tout le monde s’écarte : il n’y a plus d’ordre, plus de chefs qui puissent se faire entendre : les premiers rangs se précipitent sur ceux qui les suivaient : la déroute devient générale, et cette troupe, si audacieuse un moment auparavant, se met à courir vers la place , sans être poursuivie. Les Turcs s’ébranlent aussitôt, la serrent de près, et le feu des remparts, l’arrivée de toute la garnison, suffisent à peine pour favoriser cette déplorable retraite. Cinq cents têtes, parmi lesquelles étaient celles du duc de Beaufort, du comte de Rosan, neveu du maréchal de Turennc, des marquis de Lignière, d’Uxelles, et de Fabcrt, de Castelanc, de cinquante mousquetaires, et d’un capucin, aumônier d’un régiment, furent étalées aux yeux du grand-visir, et promenées autour de la place. La perte de cinq cents hommes n’aurait pas été irréparable, car la seconde division française arriva quatre jours après, et on attendait d’autres renforts; mais il n’y eut plus moyen de rendre de la confiance à ces troupes désorganisées. Le 24 juillet, on voulut faire avancer les vaisseaux, qui étaient au nombre de plus de cent, dans le port de Standia, pour ca-nonner le camp des ennemis; ceux-ci répondirent avec vigueur, et un beau vaisseau français de soixante-dix canons prit feu et sauta en l’air. Alors on apprit avec étonnement que le général français, le duc de Navailles, se disposait à repasser la mer avec ses troupes. Ni les représentations de Morosini, ni les instances de tous les officiers de la garnison , ni les supplications d’une population éplorée, et du clergé en corps, rien ne put le retenir. Il s’embarqua le 21 août, quitta Pile, deux mois après son arrivée, et cet exemple occasionna bientôt la défection des galères de l’Églises des Allemands, des Milanais ; de sorte que les Vénitiens se voyaient réduits à trois mille hommes, lorsque les Turcs, informés de ce qui se passait dans la place, donnèrent un assaut général. Cet inexplicable départ de l’armée française, que les historiens vénitiens ne rapportent qu’avec les expressions d’un excusable ressentiment, et que Louis XIV désapprouva, si l’on en juge par l’exil qu’il imposa au duc de Navailles, mit à une terrible épreuve la constance du capitaine-général. Le courage d’esprit, bien plus rare que la bravoure militaire, ne lui manqua pas. Il repoussa le nouvel effort des assiégeants, et le lendemain se vit encore abandonné de tout ce qui restait dans la place de troupes auxiliaires. Beaucoup de vaisseaux des alliés étaient retenus par les vents dans la rade de Standia. Le capitaine-général écrivit aux commandants, pour les supplier de lui laisser, en partant, seulement un corps de trois mille hommes, avec lequel il pourrait prolon-