LIVRE XXXVI. pour injurieuses; on laissait ics chemins ouverts à toutes les troupes allemandes qui descendaient en Italie; on trahissait sa partialité, en exhortant officiellement la république de Gênes à s’opposer de toutes ses forces au passage des Français; et on se laissait soupçonner d’avoir secouru le roi de Sar-daigne par d’imprudentes libéralités, que la voix publique faisait monter à cinq cent mille ducats. Les moindres accidents devaient nécessairement faire éclater une inimitié si faiblement dissimulée. La frégate française la Junon, qui était dans la rade de Gènes, ayant envoyé son canot à terre, les hommes qui le montaient furent assaillis dans le port part des matelots vénitiens, qui les battirent., en blessèrent plusieurs, et mirent en pièces le pavillon français. Cette offense fit sortir le gouvernement français de son système d’impassibilité. La réparation demandée avec fermeté fut obtenue. Les matelots vénitiens furent punis; et le ministre des relations étrangères, en rendant compte de cette affaire à l’assemblée qui gouvernait alors la France, crut devoir ajouter, pour qu’on ne trouvât pas la réparation insuffisante, que les matelots français, victimes de cette rixe, avaient eu aussi des torts. La diplomatie du gouvernement vénitien et son inquisition domestique rivalisaient d’activité; tandis qu’au dehors 011 entretenait la correspondance la plus suivie avec les ennemis delà nation française, à Venise les prisons se remplissaient de ceux qu’on croyait ses partisans. On multipliait les précautions pour empêcher l’introduction de tout ce qui pouvait propager les nouvelles maximes et rappeler le souvenir de la France. L’animosité des ennemis que cette nation avait en Italie était allée jusqu’à faire imprimer un livre d’église, où les prières n’étaient que des imprécations contre les Français. Ce livre fut défendu .par les inquisiteurs d’Etat. On aurait pu voir dans celte prohibition un trait d’impartia-lilé, si des rigueurs excessives n’eussent manifesté les véritables sentiments de cette magistrature. Le chargé d’affaires de France entretenait dequel-ques bienfaits un vieux prêtre nommé Alessandri, qui acquittait sa reconnaissance par des assiduités. Ces assiduités devinrent un crime. Un jour ce vieillard étant aux pieds de son confesseur, celui-çi lui dit : u Un de mes pénitents est venu m’avouer qu’il « avait promis de vous poignarder, si vous étiez en-« core à Venise dans huit jours. » Le moine pressa vivement Alessandri d’ôler à ce malheureux l’occasion de commettre un crime. «Voilà, ajouta-t-il, « quelques ducats, pour que vous puissiez vous « éloigner incessamment du territoire de la « république. » On voit que les sentences d’exil se prononçaient au tribunal de la pénitence. Un podestat vénitien, nommé Erizzo, s’était fait, dit-on, la dangereuse réputation de parler quelquefois sans horreur de la France. Sa qualité de patricien fit croire qu’il pouvait y avoir quelque inconvénient à divulguer un si pernicieux exemple. 11 avait auprès de lui un secrétaire nommé Zannini, auquel il était attaché. On ignore si celui-ci partageait l’esprit de tolérance dont son protecteur était accusé, mais les juges ne pouvaient placer la peine plus près du coupable. Le podestat reçut l’ordre d’envoyer son secrétaire à Venise. Le malheureux fut remis aux mains des sbires et disparut. Cette méprise volontaire du tribunal glaça tous les esprits. Cette haine qu’on portait à la France avait cependant un contre-poids; c’était la crainte de l’Autriche. En dernière analyse, c’était dans la balance de ces deux sentiments que consistait toute la neutralité des Vénitiens, et ils ne prirent jamais aucune précaution pour qu’elle ne parût pas ce qu’elle était en effet; de sorte que, de part ni d’autre, on ne se crut obligé de leur en tenir compte. On a dit : Les sénateurs de Venise n’auraient pas dù perdre de vue cette maxime fondamentale de leurs prédécesseurs, qui sauva si longtemps leur république du despotisme pontifical, nous sommes Vénitiens avant d’être chrétiens. S’ils eussent dit, dans ces derniers temps, nous sommes Vénitiens, avant d’être patriciens, leur gouvernement subsisterait encore. Cela n’est pas certain, mais il est évident que ce n’étaient pas les prétentions de l’orgueil aristocratique qui pouvaient sauver l’État. Les maximes sont faites pour être reproduites dans tous les temps; mais les dangers extraordinaires veulent de ces résolutions qui n’appartiennent pas tant à l’étendue de l’esprit qu’à la force du caractère. Cette fausse prudence qui nous attache servilement à des traditions dont toute l’autorité consiste dans des maximes surannées, et dans des exemples qui ne trouvent plus d’application, est la plus dangereuse de toutes les folies. Grâce au système dans lequel elle s’était obstinée, Venise devait ressentir le contre-coup de tous les événements extérieurs. Elle ne pouvait se réjouir sincèrement des succès d’aucune des parties belligérantes. Elle était destinée à passer d’anxiétés en anxiétés. Elle en fit l’épreuve dès les premiers moments de la guerre. XIII. Les armées de la coalition, après avoir pénétré jusqu’à quarante lieues de Paris, évacuèrent le territoire français. Les Prussiens se retirèrent, parce qu’ils s’aperçurent que leurs alliés leur laissaient faire l’avant-garde, sans avoir peut-être l’intention bien positive de les soutenir; parce qu’ils