508 HISTOIRE DE VENISE. autre peuple, les Vénitiens contribuèrent aux progrès de l’industrie manufacturière, qui appelle incessamment les sciences à son secours. Il est vrai qu’ils partagent avec les croisés français le reproche d’avoir détruit par les flammes le dépôt le plus précieux des connaissances humaines qui existât au xn° siècle. Dans l’impossibilité où nous sommes d’apprécier cette perte, sachons au moins leur tenir compte des eflorts qu’ils ont faits pour la réparer. Je me propose d’examiner par quelles circonstances ils sortirent de la barbarie, comment ils se perfectionnèrent dans la connaissance des langues anciennes et dans l’emploi de la leur, quelles furent les institutions qu’ils fondèrent pour les progrès de la raison humaine. De cet exposé des moyens je passerai aux résultats, en rappelant les découvertes dont les sciences sont redevables aux Vénitiens, et les monuments qu’ils nous ont laissés dans les arts. II. L’Europe moderne, plongée dans la barbarie, si elle fût restée isolée de l’antiquité et privée de tous modèles, n’aurait pu arriver qu’après de longs siècles à ces idées fixes, seules bases des saines méthodes, qui conduisent au vrai et au beau. 11 aurait fallu attendre l’apparition de quelques-uns de ces génies créateurs que la nature ne produit qu’à de longs intervalles. Encore est-il douteux que les nations nouvelles eussent pu parvenir à celle pureté de goût, à cetle délicatesse de sentiment, dont nous n’aurions peut-être pas même l’idée, si le type ne nous en eût été fourni par le peuple le plus heureusement organisé de l’univers. C’était dans l’Orient, chez les descendants de ce peuple, que s’était conservé le dépôt de toutes les traditions de l’antiquité; mais les Occidentaux n’en soupçonnaient pas l’existence, et n’auraient pas ambitionné cetle espèce de conquête; d’ailleurs ils avaient peu de relations avec l’empire grec : par terre le trajet était long cl difficile; par mer lous les moyens de communication étaient dans les mains de quatre colonies commerçantes qui occupaient les ports de Venise, d’Amalfi, de Pise et de Gènes. C’est le commerce qui a lié POrient et l’Occident, l’antiquité et le moyen âge; c’est lui qui nous a fail connaître les productions de l’Asie el les trésors de la Grèce. Mais ces bienfaits, il devait les produire involontairement, à son insu. Aveugles instruments des desseins de la Providence, comme nous le sommes presque toujours, les navigateurs de ces quatre villes, non moins barbares que leurs contemporains, allaient demander à l’empire d'Urient des richesses et non de nouvelles connaissances. S’ils remarquaient chez les Grecs ou chez les Arabes quelques procédés des arls, ce n’était qu’avec celle curiosité avide qui calcule les résultats bien plus qu’elle n’apprécie les moyens ingénieux par les quels on a su les obtenir. Cependant il était impossible que, dans la fréquentation de peuples policés, ces étrangers n’acquissent pas insensiblement quelques lumières; mais, pour participer à toutes leurs connaissances, il fallait s’identifier en quelque sorte avec eux. La fortune en offrit l’occasion aux Vénitiens, lorsque, dans les premières années du xui° siècle, les barons français vinrent proposer à la république une croisade à la Terre-Sainte. Henri Dandolo, au lieu de les transporter dans la Palestine, les conduisit à Constantinople.-Cette capitale de l’Orient, saccagée par les soldats et dévorée par trois incendies, tomba au pouvoir des Latins, qui y régnèrent pendant cin-quante-sept ans. Les Vénitiens profitèrent bien autrement que les Français de cette conquête; ils se répandirent dans le pays, et formèrent de grands établissements, qu’ils surent conserver après la perle de la capitale. De grandes charges à remplir, les iles de l’Archipel données en fief, les spéculations d’un commerce immense, attirèrent à Constantinople , à Candie et dans tous les ports, non-seulement des trafiquants vénitiens, mais tout ce qu’il y avait de grand dans la république, c’est-à-dire des esprits aussi cultivés qu’ils pouvaient l’être à cette époque chez les Occidentaux. Dès-lors la langue des Grecs devint familière à ces étrangers. Leurs observations eurent un autre objet que les bénéfices du commerce. Des Grecs vinrent s’établir à Venise; des prêtres latins, en discutant les opinions des schismatiques, ne lardèrent pas à s’initier dans leur philosophie et dans leur littérature, et les Vénitiens eurent à citer un de leurs compatriotes, nomme Jacopo, qui parut avec éclat dans les disputes théologiques de Constantinople. Il s’était préparé à l’argumentation par l'étude des livres d’Aristote, dont il fut le premier traducteur latin parmi les modernes. Les malheurs des Grecs en firent émigrer un grand nombre vers l’Italie. Ils y apportèrent les seuls trésors que des conquérants avides ne leur eussent pas arrachés, quelques manuscrits de leur ancienne littérature. Plusieurs étaient des hommes savants, mais presque lous étaient animés de cet esprit sophistique naturel à leur nation. Les controverses sur le dogme, sur Aristote, quelque vaincs qu’elles fussent d’ailleurs, ne furent pas absolument inutiles. Le besoin de contredire les docteurs grecs, obligea d’étudicr leur langue et leurs livres. De leur côté ils apprirent le latin, qui n’était pas tout-à-fait oublié, grâce à l’église romaine, et tandis que Maxime Planude, moine de Constantinople, traduisait en grec, Ovide, César, et quelques ouvrages de Cicéron, les Latins se mirent à copier et à