1Ô2 HISTOIRE DE VENISE. •le ses bâtimcnls qui purent appareiller, et Thomas Morosini se trouva, un moment après, environné de quarante-cinq galères. Son feu ralentit la marche de celles qui s’avancaient les premières. Quand elles furent plus rapprochées, il les foudroya avec encore plus de vivacité. Abordé de plusieurs côtés, il parvint à se dégager; mais ce brave capitaine eut la tête fracassée d’un coup de fusil. Son équipage, déterminé à ne pas se rendre, s’acharna au combat. Trois galères ennemies avaient accroché le vaisseau : on combattait sur le pont. Des Turcs avaient déjà gagné les hautes manœuvres, et arboraient leur pavillon, lorsqu'on aperçut au large un vaisseau et deux galéasses, portant le pavillon de Saint-Marc, qui accouraient attirés par le bruit du canon. C’était le capitaine-général lui-même, qui, avec ces trois bâtiments, donna dans la flotte turque, la força de lâcher prise, et la canonna jusque dans la rade de Négrcpont. Le capitan-pacha venait d’être emporté par un boulet; quatre de ses galères, criblées de coups de canon, étaient échouées; tous les Turcs qui avaient mis le pied sur le vaisseau de Morosini, s’y trouvaient morts ou prisonniers. Ce brillant exploit constatait évidemment la supériorité de la marine vénitienne. Le sultan, furieux, se vengea de celte honte comme se vengent les despotes; il confisqua les biens du capitan-pacha tué dans ce combat (1647). Grimani, ayant rassemblé quarante et un bâtiments, poursuivit les Turcs de station en station, à Négrcpont, à Scio, à Mitylène, les obligeant à baisser leurs mâls, pour échapper à sa vue, les attaquant jusque dans leurs rades, les foudroyant jusque dans leurs ports, pénétrant de vive force au milieu d’eux, et leur enlevant des bâtiments sous le feu des batteries de terre. Tout cela n’empêchait pas qu’à la faveur de l’obscurité, et de quelques coups de vent, qui écartaient la flotte vénitienne, les vaisseaux turcs ne s’échappassent d’un port pour se réfugier dans un autre, et que le nouveau capitan-pacha, Hussein, ne parvint à jeter des secours et des approvisionnements dans la Canée. Cependant il était bloqué dans le port de Naples de Ronianie, et l’armée turque, qui assiégeait les places de l’île, ne pouvait pousser que lentement ses opérations. Le général accusait le capitan-pacha, tous deux se plaignaient du grand-visir. Ibrahim, sans plus d’information, manda son ministre, et lui plongea de sa main un poignard (1) Plusieurs années après, le comte de Cézy, de retour de Constantinople, où il avait été en ambassade, racontait ce trait devant Louis XIV, et quelques autres exemples de la justice des sultans. Il échappa au roi de dire : « Voilà cependant régner! » Le duc de Monlausier, qui était pré- dans le cœur. Ainsi le promoteur de la guerre de Candie en fut justement une des victimes (1). Le successeur de Méhémed sentit qu’il y allait de sa tête, s’il ne conduisait les affaires avec plus de succès que son prédécesseur. II fit sortir une escadre, qui, à la faveur des sinuosités de l’Archipel, échappa aux escadres vénitiennes, rallia les divisions ottomanes éparses dans les diverses stations, entra dans la Canée, y débarqua un renfort de neuf mille hommes, et revint à Constantinople avant l’hiver, n’ayant perdu que deux galères coulées à fond par le canon de l’enneini. Pendant cette campagne de 1647, les armes de la république avaient obtenu quelques succès en Dalmatie, quoique les Turcs y entretinssent une armée de vingt mille hommes. Le résultat en avait été, outre la prise de plusieurs petites places, entre autres de la forteresse de Glissa, de déterminer la rébellion d’une peuplade belliqueuse, connue sous le nom des Morlaques. En secouant le joug des Ottomans, elle devint l’utile auxiliaire des Vénitiens. Cette même année fut signalée en Europe par la conclusion du traité de Munster. Les intérêts qu'on y avait discutés ne touchaient pas immédiatement la république de Venise; mais elle y était intervenue comme médiatrice, et elle eut la gloire de concourir à faire reconnaître les droits des princes de l’empire, et l’indépendance de la Hollande. X. Le commencement de la campagne de 1648 fut marqué par un désastre. Cette flotte victorieuse, qui, sous les ordres de Grimani, avait poursuivi si longtemps l’armée turque, et qu’il conduisait alors vers le détroit des Dardanelles, pour le bloquer, fut assaillie d’une si furieuse tempête, que vingt-huit bâtiments, parmi lesquels était le vaisseau amiral, furent abîmés dans les flots, et périrent avec tous ceux qui les montaient. Le reste, consistant en six galères, cinq galéasses et dix-huit vaisseaux, errait sur l’Archipel : Rernard Morosini les rallia, en prit le commandement, renvoya vers Candie les bâtiments hors d’état de tenir la mer, et, fidèle aux ordres du généralissime, qui n’était plus, se rendit à la station qui lui avait été assignée, sans comparer ses forces à celles de l’armée ottomane. Il arriva aux Dardanelles, pendant que Constantinople se réjouissait de la perte de la flotte vénitienne. Son apparition subite lit d’autant plus d’impression qu’elle était moins attendue. Le capitan-pacha se présenta avec quarante galères pour forcer le passage. Les sent, se retourna vivement vers l’ambassadeur en lui disant tout haut : « Ajoutez done qu’on les étrangle. » Louis XIV répara ce moment d’oubli en nommant gouverneur du Dauphin celui qui avait osé dire un mot si sévère.