86 HISTOIRE DE VENISE. d’une guerre contre les Turcs; comme si un vice-roi de Naplcs, sans l’aveu de son souverain, eût pu attaquer l’empire ottoman : mais ce ne pouvait pas être pour cette guerre qu’il faisait construire des bateaux plats, et lever des cartes des lagunes de Venise. La république manifestait hautement sa méfiance contre les Espagnols, gardait les troupes étrangères, dont elle avait annoncé le licenciement, resserrait son alliance avec les Hollandais, et s’assurait, par de nouveaux subsides, les secours du duc de Savoie. II. Les choses étaient encore dans cet état, lorsque, vers le milieu du mois de mai 1618, on vit plusieurs hommes inconnus, pendus aux gibets de la place Saint-Marc. Le lendemain on en vit encore d’autres; c’étaient tous des étrangers. On apprit qu’il avait été fait des arrestations; on parlait de plusieurs centaines de personnes jetées dans les cachots du conseil des Dix, de procédures commencées, d’exécutions nocturnes. Des indices certains ne permettaient pas de douter que beaucoup d’hommes n’eussent été noyés dans les canaux. On racontait qu’il avait été fait des exécutions dans quelques places fortes. On parlait d’étrangers employés sur la Hotte, qui avaient été poignardés, pendus ou jetés à la mer. Tout h coup il se répandit un bruit, que Venise avait été menacée d’un grand péril; qu’il avait existé depuis longtemps une conspiration pour livrer cette capitale au fer et aux flammes, pour exterminer la noblesse,enfin pour renverser la république. Venise était dans l’indignation et dans la terreur; mais le conseil desDix gardaitleplusprofond silence. Après avoir écarté le danger, on ne le vit nullement s’occuper de faire cesser la curiosité, ni même l’inquiétude populaire. Impénétrable et muet, sur de sa force, il ne daignait pas donner l’explication de tant de supplices, et laissait l'imagination en exagérer le nombre et en chercher la cause. Accoutumésà la marche constamment mystérieuse de leur gouvernement, les Vénitiens se livrèrent à leurs conjectures, ou aux inspirations qu’on eut soin de leur donner. Dans ces circonstances, l’ambassadeur d’Espagne fut menacé par la populace. 11 se retira de Venise avec quelque mystère, et le bruit s'accrédita que la conjuration qui venait d’être découverte avait été tramée par ce ministre, de l'aveu du cabinet espagnol. Le gouvernement vénitien ne fit rien, du moins ostensiblement, pour détruire celte opinion, ni pour la confirmer. 11 reçut sans difficulté, sans témoigner aucun ressentiment, l’anr bassadeurqui vint reniplaccrlemarquis deBedemar. Il laissa soupçonner tout ce qu’on voulut, nommer qui on voulut, et s’il dirigea les soupçons, ce fut par des moyens qu’on ignore. Aucune pièce authentique ne fut publiée; s’il fallait même en croire un historien, toutes celles qui existaient auraient clé soigneusement anéanties. De l’aveu de tous, celte affaire resta ensevelie dans le plus profond secret; aucun événement antérieur n’en fournissait l’explication; aucun acte public n’en révéla les circonstances. Cinq mois après, un décret du sénat ordonna des prières solennelles, pour remercier la Providence d’avoir sauvé la république. Mais le danger qu’elle avait couru restait toujours un mystère. Ou juge combien il dut être facile à l’imagination de s’égarer, en cherchant à le pénétrer. Aussi dès les premiers jours qui suivirent ces événements, les uns faisaient-ils des récits divers de la conjuration, tandis que d’aulres doutaient qu’elle eût existé. L’ambassadeur de France se trouvait absent de Venise au moment où ces événements se passèrent. Son frère, qui le suppléait, en rendit compte au ministre, le 22 mai, et après avoir rapporté les faits notoires et les bruits qu’on faisait courir, il ajoutait : « Plusieurs estiment cesle affaire une chose de » néant.» Quelques jours après, le 6 juin, l’ambassadeur, de retour à Venise, écrivait lui-mème : « Depuis « ce qui vous en ha esté escript, ilz ont faicl jetter « en mer le capitaine Jacques-Picrre, et un autre « nommé Langlade, qui servoient en l’armée, et qui « tuuts deux s’estoient ensemble relirez du service « du duc (d’Ossonc), pour se venir desdier à celui h de cesle république. Les Vénitiens, pour couvrir « ceste mort barbaresque, ont publié que touts ces « genls-là avoient une entreprise contre ceste ville, « qu’ilz vouloient brusler l’arcenal, s’emparer de « Saint-Marc et de leur thrésor, mettre le feu en ii plusieurs endroilz de la ville, et, avec une mine, « faire sauter toute la seigneurie , pendant la tenue h du grand conseil ; que plus de sept cenlz hommes « s’estoient évadez incontinent après la prison de ces « misérables; que l’ambassadeur d’Espagne avoit ii touché quatre-vingtz mille escuz, depuis six mois, h lesquels il avoit employez à tramer ce desseing; h que deus Espaguolz avoient esté pris à Chiozza, « avec vingt-cinq mille pistóles, qu’ilz portoient en « leurs valises. Sur quoy le peuple murmuroit en « telle sorte contre les Espagnolz, que la maison h dudict ambassadeur, sa personne et touts les siens « estoient en péril trez-évident. Or je vous puis « inieulx assurer que personne au monde, de la « fausseté de touts ces bruicts. » Le 19, dans une dépêche en chiffres, et où par conséquent il devait exprimer plus ouvertement sa pensée, l’ambassadeur ajoutait : « Quelque chose , « qu ilz disent, il ne se voit aucun signe d’apparence I « dehors ni dedans ceste ville que ceste entreprise