LIVRE XXXIV. vouloir la faire seulement avec de l’argent. Pour se faire respecter par la France et par l’Autriche, il y avait d’autres mesures à prendre que de marchander deux régiments aux cantons suisses, comme on le fit en 1704. Pour être une puissance, il fallaitavoir une armée; mais, pour avoir une armée, il ne suffisait pas de stipendier une poignée d’étrangers. Au commencement de celte guerre, il y avait une parilé absolue cnlrc la position du duc de Savoie et celle de la république. L’un était placé entre la France et le Milanais, l’autre entre le Milanais et l’Autriche. La seule différence était que les forces du duc étaient beaucoup moins considérables que celles des Vénitiens. A la paix, le duc se trouva une puissance, dont toutes les autres eurent à rechercher l’amitié, et la république ne put compter ni sur des amis, ni même sur des ménagements. Le résultat condamna donc le système qu’elle avait suivi, et on ne peut pas dire que ce soil juger d’après l’événement; car si les chances de la guerre influèrent sur le sort du duc de Savoie, on ne peut pas mettre sur le comple de la fortune ce qui arriva à la république. Tout ce qu’elle éprouva, elle avait dû le prévoir. On envahit son territoire, parce qu’il fallait nécessairement y passer ; on méprisa sa neutralité, parce qu’on voulait la forcera se déclarer, et que chacune des parties belligérantes lui était supérieure en forces ; on fit la paix sans elle, parce qu’elle ne s’était pas rendue nécessaire. XII. L’Europc venait de poser les armes, lorsqu’on apprit qu’il y avait une activité extraordinaire dans l’arsenal de Constantinople. On disait que la visir craignait une émeute du peuple de la capitale; mais on voyait préparer une flotle de quarante vaisseaux, on voyait embarquer des mortiers et des bombes. Les ministres répandaient le bruit que la Porte voulait châtier une peuplade des frontières de la Dalmatie qui habitait les rochers de Monténégro; mais en même temps ils faisaient augmenter les fortifications de Négrepont, et on relevait celles de quelques autres places (1713). Venise craignait tellement la guerre, qu’elle ne voulait pas y croire. Elle init de la timidité même dans scs précautions. Tandis qu’elle entretenait sur la frontière du Milanais vingt ou vingt-quatre mille hommes, qui étaient tout-à-fail inutiles, puisqu’on était décidé à endurer tous les outrages, elle n’avait pas huit mille soldats dans la presqu’île de la Mo-rée. A quoi servait une paix de treize ans, qui avait coûté à la république toute sa considération chez l’étranger, si on ne se trouvait pas au moins en mesure de repousser une agression? Tel était dans ce temps-là l’esprit du gouvernement, qu’il s’appliquait à éloigner la pensée du danger, plutôt que le danger lui-mème. Aussi eut-il le tort de se laisser surprendre. Son ministre à Constantinople fut arrêté, et un corps de troupes ottomanes s’avança vers la Dalmatie, tandis que le provéditeur de la Morée, qui n’avait à sa disposition que huit mille hommes et une flotte de onze galères et de huit vaisseaux de ligne, vit fondre sur lui une armée de cent mille Turcs, commandée par le grand-visir, et secondée par une flotte de plus de cent voiles. Alors la république implora le secours des autres États ; mais, comme elle devait s’y attendre, elle ne trouva dans toutes les cours que la plus complète indifférence sur le danger qui la menaçait. Le pape seul, qui ne pouvait se dispenser de prendre pari à une guerre contre les infidèles, promit quatre galères et engagea le grand-duc de Toscane à en fournir deux. L’ordre de Malte ne put se refuser à y en joindre six. La France, l’Espagne , l’Angleterre, la Hollande , ne voulurent intervenir que pour obtenir la liberté de l’ambassadeur. L’empereur alla un peu plus loin : il offrit sa médiation, mais elle fut refusée avec hauteur par le ministère ottoman. Jean Dellîno, provédileur de la Morée, fut élevé aux fondions de capilaine-général. Il s’agissait de lui donner des forces et non pas une dignité. 11 était bien évident qu’avec huit mille hommes, il ne pouvait pas munir de garnisons suffisantes une douzaine de places. Il se borna à défendre les principales, et laissa le pays entièrement ouvert aux dévastations de l’ennemi. Le temps n’était plus, où une poignée d’hommes avait osé défendre cetle même terre contre l’inondalion des barbares. La flotte des Turcs, en traversant l’Archipel, se présenla devant l’île de Tiue. C’était un poste très-important par sa situation au milieu de cette mer. Les fortifications en étaient excellentes. Les Vénitiens, établis dans cette île depuis plusieurs siècles, s'y étaient maintenus, malgré de fréquentes attaques, pendant toute la guerre de Candie. Malheureusement le commandement de cette forteresse se trouva confié à un de ces gouverneurs qui ne savent pas que, bonne ou mauvaise, une place doit être défendue jusqu’à la dernière extrémité, et qui, se perdant en raisonnements sur la conduite générale de la guerre, finissent par se déterminer pour les partis les plus timides. Le provéditeur Bernard Balbi, malgré les instances et les larmes généreuses des habitants, qui ne demandaient qu’à se défendre, se mil à parlementer dès la première sommation, et crut qu’il y avait de l’honneur à obtenir les honneurs de la guerre sans avoir combattu. Il s’embarqua avec sa garnison, et vint subir à Venise une prison perpétuelle; mais sa jusle punition ne dédommageait pas la république de la perte d’une île importante, ni les malheureux habitants de Tine de la rigueur de leurs nouveaux maîtres, qui