HISTOIRE DE VENISE. toutes les passions se réveillèrent. La foule des nobles désirait surtout d’être affranchie de l’autorité d’un tribunal, qui évoquait la connaissance des fautes les plus légères, et qui les jugeait dans l’ombre, avec des formes silencieuses, encore plus effrayantes que sa sévérité même. On se sépara sans avoir pu en venir à une délibération. Le lendemain, François Contarini, beau-père de Renier Zéno, parla avec chaleur contre un conseil qui n’avait d’attributions que celles dont il dépouillait les tribunaux:il fit une peinture si vive de la terreur qu’inspirait l’existence du décemvirat, que presque toute l’assemblée, sans aller aux voix, s’écria qu’elle partageait le sentiment de l’orateur: on demanda à revenir sur l’affaire de Zéno, la conduite du tribunal fut irnprouvée, et la sentence d’exil révoquée à la majorité de 848 voix contre 298. II y eut 150 voix nulles. Alors un sénateur en cheveux blancs parut dans la chaire, c’était Raptisle Nani; le calme se rélablit à son aspect, et il s’exprima en ces termes: XIII. « Je sais que, pour être écoulé avec faveur, ii il faut partager les passions de ceux qui nous en-« tendent; mais je sais aussi que mon devoir est « d’énoncer mon opinion : j’aurai toujours pour cela « assez de liberté et de courage. Je ne recherche ni « les honneurs, ni même les applaudissements; je « ne désire rien, comme je ne crains rien. L’objet de « mon ambition c’est d’éterniser la gloire de notre « patrie, unique soin qui occupait nos ancêtres. Ces « institutions, cette liberté, qu’ils nous ont transit mises, sont un dépôt dont nous sommes responsa-« bles envers nos descendants. « De tous les privilèges dont peut être investi un « homme, celui qui émane le plus immédiatement « de la Divinité, c’est le droit de gouverner les au-« très; mais l’exercice en est pénible; il est difficile « de gouverner ses inférieurs, et à plus forte raison « ses égaux : aussi la principale gloire de cette ré-« publique est-elle que nous sachions tous obéir et « commandera notre tour; qu’une juste et louable « ambition, que l’éclat de la souveraineté se conci-« lie avec la modération qui convient à la vie pri-« vée, et que tout le monde porte sans murmure le ii joug des lois. u Eh quoi ! nous croirions-nous en droit d’accu-ii ser la Providence, parce que nous ne serions pas « tous dans des positions semblables? Nous ne pour-n rions souffrir l’existence d’uu conseil de dix nieui-ii bres, qui, au bout d’un an, font place à d’autres, « parce que nous ne pouvons pas y entrer tous à la « fois ! Je vois avec chagrin qu’il y a des gens qui u accusent la sévérité de la justice; c’est avouer « qu’on la redoute, et qu’on ne veut l’abolir que pour se rendre coupable impunément. Ah ! au nom du ciel, au lieu d’invectiver contre les juges, invectivons contre les crimes. « Je ne parle point de l’antiquité vénérable de ce tribunal, de la sanction donnée à son autorité par les siècles : j’oublie qu’il est notre ouvrage, que nous le choisissons et le composons, mais je soutiens qu’il est le frein nécessaire des ambitieux, le gardien des lois et de la liberté. Sans cet appui, que nous arrivera-t-il à nous-mêmes et à ceux qui viendront après nous? Il arrivera qu’à force d’être impunis et égaux, nous ne pourrons plus être vengés ni protégés. Songez-y bien, le conseil des Dix est la sauvegarde des individus et des familles, non moins que celle de l’Etal: il préserve même les méchants, par la terreur salutaire qu’il inspire. Diminuez son autorité, qui en profitera? les coupables : qui en souffrira? vous-mêmes, qui serez exposés à des insultes impunies. Mais est-ce bien à ce tribunal qu’on en veut? ne serait-ce pas plutôt de l’autorité du gouvernement qu’on est jaloux? Singulière jalousie, qui tend à se priver soi-mème et sa postérité d’un glorieux avenir! u Que ceux qui ne se tiennent point assez honorés du titre d’enfants et de sujets de la république, sortent d’avec nous; que ceux qui apparemment veulent être criminels, puisqu’ils ne veulent point de juges, soient rejetés commedes monstres. Notre égalité consiste à ne point commettre d’offenses, comme à n’en point recevoir. Loin de nous cette doctrine qui ménage le crime puissant, et qui trouve les peines trop sévères! u Quelques législateurs ont mieux aimé laisser certains crimes impunis que les prévoir; les nôtres, au contraire, ont institué des juges inflexibles pour les plus petites fautes, afin que l’ordre public ne pùt pas recevoir la moindre atteinte. Heureuse patrie! admirable constitution! où le pouvoir appartient aux lois, où la liberté est le prix de l’obéissance, où les plus élevés sont les moins indépendants! Aussi est-il dans l’antiquité, est-il dans l’Europe moderne un État auquel le nôtre puisse porter envie? L’étendue de notre territoire suffit à notre ambition ; la durée de notre république passe celle de toutes les autres. Aujourd’hui il s’agit de nous surpasser nous-mêmes, de mériter la confiance de nos sujets, l’estime des autres nations, et les suffrages de la postérité, l’uissc-l-elle dire que la noblesse vénitienne sut se montrer digne de l’empire que Dieu lui avait donné; qu’elle ne voulut régner que par la modération et par les lois, et que volontairement, unanimement, elle se soumit elle-même à des peines sévères et à un tribunal inflexible. » XIV. La gravité de l’orateur et l’autorité de ses