302 HISTOIRE DE VENISE. des charges donnant entrée au sénat. Leur réputation, leur fortune, leurs habitudes, étaient le sujet de cet examen. Celui qui ne paraissait pas digne d’une entière confiance était mis sous la surveillance de deux espions. Ce n’était pas tout, on tentait sa fidélité. Si l’épreuve laissait quelque doute, il était inscrit sur le registre des suspects ; si sa conduite faisait naître de nouveaux soupçons, 011 lui suscitait quelque affaire en justice, et on avait soin de la faire traîner en longueur, de manière qu’elle ne fût terminée qu’après l’expiration des fonctions qui avaient donné l’entrée du sénat à ce patricien. Ce procédé de susciter des affaires à ceux qu’on voulait suspendre de leurs fonctions, était familier à l’inquisition d’État. Tout noble poursuivi par la justice, et qui cherchait un asile dans le palais d’un ambassadeur, devait en être arraché ou y être mis à mort. Celui qui, condamné au bannissement, prenait du service chez un prince étranger, était sommé de se constituer prisonnier; on arrêtait ses parents; et, après un délai de deux mois, on avisait aux moyens de le faire tuer partout où il pouvait se trouver. Les relations les plus innocentes, qui pouvaient faire supposer la tendance à certaines idées, suffisaient pour motiver une incroyable sévérité. Vers le milieu du dernier siècle, un patricien de la maison Thiépolo eut besoin de voyager pour sa santé : il obtint un congé, parcourut la Suisse, y eut quelques relations avec J.-J. Rousseau, alla voir Voltaire à Ferney, et s’oublia pendant deux ans hors de son pays. Comme il était sur le point d’y revenir, l’inquisition d’État lui fit notifier qu’un noble vénitien qui pouvait rester absent de sa patrie pendant si longtemps ne méritait pas d’y rentrer, et qu’il était banni du territoire de la république. Quant aux ecclésiastiques, on ne leur permettait pas les moindres réunions pour affaires temporelles, sans la présence d’un magistrat. Si un évêque prétendait exercer quelque autorité et juridiction sur les séculiers, il devait en être empêché par les moyens de douceur et autrement. Tout ambassadeur en cour de Rome qui acceptait un bénéfice était criminel. Tout autre qui obtenait une grâce ecclésiastique, sans la devoir immédiatement à la république, était suspect. Les personnages surtout que le pape choisissait quelquefois dans le sénat, pour les revêtir de la pourpre romaine, et qui se trouvaient initiés dans les affaires publiques, devenaient l’objet de l'inquiétude de la police. Elle aurait voulu pouvoir interdire à tous les sujets non encore engagés dans l’état ecclésiastique l’acceptation de cette dignité : elle tremblait en les voyant passer des conseils de la république dans le conseil d’un prince dont Venise avait eu si souvent à repousser les prétentions. Les chefs du conseil des Dix, les avogadors, les membres du collège, ne pouvaient solliciter, faire solliciter, ni accepter, soit pour eux-mêmes, soit pour leurs parents, un bénéfice ecclésiastique, tant qu’ils étaient en charge, ni dans l’année qui suivait l’expiration de leurs fonctions. Le bas clergé était traité avec une sévérité non moins rigoureuse et des formes encore plus effrayantes; les inquisiteurs ne laissaient échapper aucune occasion de constater que les ecclésiastiques étaient justiciables delà puissance séculière. Des cordeliers de Bergame ayant été accusés d’avoir abusé de leurs pénitentes, le couvent apprit leur crime, leur procès et leur mort, lorsqu’on y rapporta leurs corps pour les faire enterrer. La vigilance et la sévérité du tribunal s’étendaient sur les membres du conseil des Dix, sur le doge, sur les inquisiteurs eux-mèmes ; seulement il était convenu qu’on procéderait contre de tels coupables avec le plus profond mystère, et qu’en cas de condamnation à mort, le poison serait employé de préférence à tout autre moyen. Ainsi l’usage du poison était officiellement recommandé. Après cela on ne doit point s’étonner de lire dans le voyage de Burnet, évêque de Salis-bury : « Une personne de considération m’a dit qu’il y avait à Venise un empoisonneur général, qui avait des gages, lequel était employé par les inquisiteurs pour dépêcher secrètement ceux dont la mort publique aurait pu causer quelque bruit. Il me protesta que c’était la pure vérité, et qu’il le tenait d’une personne dont le frère avait été sollicité de prendre cet emploi. » C’était une opinion répandue dans Venise que, lorsque le baile de la république partait pour l’ambassade de Constantinople, on lui remettait une cassette de sequins et une boite de poisons. Cet usage s’était perpétué, dit-on, jusqu’à ces derniers temps : non qu’il failleen conclure que l’atrocité des mœurs était la même, mais les formes de la république 11e changeaient jamais. Ces lois, comme 011 voit, étaient rigoureuses, ces formes étaient effrayantes ; mais ce qu’il y avait de plus terrible, c’est que ce tribunal déléguait le pouvoir de faire périr sans jugement ceux qu’on trouvait dangereux de laisser vivre. Il est quelquefois utile, disait-on, que les principaux magistrats puissent disposer de la vie d’un homme; en conséquence il y avait une liste des gouverneurs, ambassadeurs ou généraux qui recevaient cette dangereuse autorité. Il est vrai qu’ils ne pouvaient en user qu’une fois; mais quand ils avaient rendu compte, et que leur conduite avait été approuvée, l’autorisation était renouvelée.