LIVRE XXXIV. rappela, mais sans le punir; et ce qui est encore une preuve frappante de la dégénération de l’esprit public, il fallut faire trois élections avant de trouver un patricien qui, dans le danger de la patrie, voulut accepter ce difficile emploi. André Pisani alla prendre le commandement de la (lotte, et la direction d’une défense, qui n’avait plus pour objet que la conservation des îles situées à l’entrée du golfe Adriatique. Le mariage de Philippe V, roi d’Espagne, avec l’héritière des duchés de Toscane, de Parme et de Plaisance, et l’habileté d’Albéroni, son premier ministre, firent craindre à l’empereur de voir la maison de Bourbon former de nouveau un grand établissement en Italie. L’inquiétude qu’il en conçut pour ses propres Etats, le détermina à se lier avec les Vénitiens,qui, depuis le commencement de la guerre, n’avaient cessé de le solliciter d’opérer une diversion en leur faveur, en attaquant les Turcfs sur les frontières de la Hongrie. Un traité fut signé, par lequel la république garantit à la maison d’Autriche les possessions que la paix de Rastadt lui avait assurées en deçà des monts, et, pour prix de cette garantie, l’empereur envoya contre les Turcs une armée commandée par le prince Eugène. Cette diversion sauva la Dalmatie, en obligeant les Turcs à envoyer contre les Autrichiens la majeure partie de l'armée qui venait de conquérir la Morée. XIV. Mais on ne pouvait pas douter que leurs premiers efforts ne se portassent sur Corfou. Le pape accéda à la ligue de l’Autriche et des Vénitiens. Albéroni, qui voulait alors complaire à la cour de Rome, promit la coopération d’une flotte espagnole, pour sauver ce boulevard de l’Adriatique et de l’Italie. La France ne prit aucune part à cette guerre ; elle venait de perdre Louis XIV. Pendant que le nouveau capitaine-général travaillait à mettre l’Ile dans le meilleur état de défense, le gouvernement recruta quelques régiments en Allemagne, et fit un heureux choix pour !e commande-menl de cette place importante. 11 engagea à son service, comme général des troupes de terre, un officier saxon, le comte de Schullembourg, déjà célèbre pour avoir sauvé l’armée du roi Auguste, et fait dire à Charles XII : « Aujourd’hui Schullem-« bourg nous a vaincus. » Corfou, avec une population de cinquante mille âmes, de bons ports, une forteresse construite avec non moins d’art que de magnificence, avait bravé les efforts de Barberousse, en 1S537. Depuis, on avait encore perfectionné les ouvrages défensifs; la place était abondamment pourvue de toutes sortes de munitions; mais toutes les troupes qui devaient en former la garnison n’étaientpasencore arrivées, lorsque •’armée ottomane parut dans la rade, le 3 juillet 171 G. Il était désormais dans la destinéedu gouvernement vénitien de se laisser prévenir par l’ennemi. Le canal que forment l’île de Corfou et la côte d’Êpire, peut avoir vingt-cinq lieues de long. Il se resserre aux deux extrémités; la passedu midi a quelques milles de largeur ; mais, vers le nord, le bras de mer qui sépare l’île du continent, n’a pas plus d’un mille. Entre les deux extrémités de ce bassin, un promontoire, qui semble se détacher de la côte orientale de l’île, s’avance dans la mer, c’est là qu’est bâtie la capitale. Vis-à-vis, sur la côte opposée, au fond d’un petit golfe, on aperçoit la ville de Butrinto sur une hauteur. Du côté par où elle communique à la terre, la place de Corfou est défendue par un front de fortifications, composé de plusieurs ouvrages ; mais ces ouvrages sont dominés par deux hauteurs extérieures, qu’on appelle le mont Abraham et le mont Saint-Sauveur, et qui, ne faisant point partie du système de la fortification, se trouvent par conséquent des positions offensifs. La flotte turque, composée de vingt-deux vaisseaux de ligne et d’un grand nombre d’autres bâtiments, portait l’armée destinée à assiéger Corfou. Le capitaine-général vénitien n’y avait encore rassemblé que ses galères ; hors d’état d’attaquer l’ennemi avec des bâtiments d’une force si inférieure, il voulut au moins éviter de se laisser bloquer dans le port, et appareilla, pour aller à la rencontre des vaisseaux de ligne que lui amenait le provéditeur Cornaro, et du convoi de troupes qu’on attendait de Venise. Le capitan-pacha, Dianun Cogia, au lieu de le poursuivre, s’occupa du débarquement, et mit à terre trente mille hommes et trois mille chevaux,qui établirent leur camp près des salines de Polauio, à une lieue de la ville. Pendant qu’il était descendu lui-inême à terre, pour concerter scs opérations avec le séraskier, à qui la direction du siège allait être confiée, il entendit, vers le nord de l’île, des salves d’artillerie; c’était la Hotte de Pisani qui revenait déjà, et qui, ayant rencontré l’amiral Cornaro en dehors de la passe, saluait, en doublant le cap, la vierge de Cassopo, c’est-à-dire une chapelle bâtie sur l’ancien promontoire de Cassiopée. Cogia quitta aussitôt le camp, pour courir vers ses vaisseaux. 11 ordonna d’interrompre le débarquement, d’appareiller et de se préparer au combal; mais toute cette manœuvre, commandée avec précipitation, ne put s’exécuter sans quelque désordre. Les embarcations légères se sauvèrent dans la baie de Butrinto, et les vaisseaux n’avaient pas encore formé leur ligne, que déjà la flotte vénitienne arrivait sur eux. Un vaisseau, commandé par Flangini, engagea