374 HISTOIRE DE VENISE. livrer lu ville Je Crème, qui est fort loin de Marano. Capriata n’en fait pas mention. L’un dit que la flotte était alors stationnée près de Marano; les autres disent qu’elle était à Cursola; or, Cursola est une Ile de la bal ma tic à cent lieues de Marano. L’un parle d’un Spinosa, qui devait livrer la ville de Chiuzza ; il n’en est fait aucune mention dans le récit des autres. On remarque les mêmes différences dans les noms; le sergent Massa, le proviseur Laurent Thiépolo et son valet de chambre, qui figurent dans le récit de l’auteur de la Relation française, ne sont point cités dans les autres relations, et ne pouvaient l’ètrc, puisqu’il n’y est point question de Marano. Le gazetier dit qu’un certain llenaud, banni de France, et un Savoyard, nommé 'Fernon, qui s’était trouvé à l’escalade de Genève, furent pendus. Capriata n’en parie pas. Cclui-ci, pour désigner Langlade, l'artificier, dit le capitaine Pétardiers, prenant le nom de la profession pour un nom propre. Cette erreur est peu importante; mais elle prouve que l’historien ne travaillait pas sur des documents authentiques. Le procurateur dit qu’on lit des prières publiques pour remercier la Providence d’avoir préservé Venise de ce danger. L’auteur de la relation française n’en dit rien; et l’écrivain génois dit, au contraire, que le sénat affecta de ne rien laisser transpirer sur cette affaire : le fait est que les actions de grâces eurent lieu, mais cinq mois après l’événement. Il y a une contradiction encore plus importante entre Nani, qui raconte l’évasion du marquis de liedemar, et Capriata, qui le peint se présentant avec assurance devant le collège. A ces relations, qui sont les seules que l’on reconnaisse pour antérieures à l’histoire publiée par l’abbé de Saint-Uéal, on peut ajouter un passage d’un écrivain, qui, sans donner des détails sur cette conjuration, énonçait un doute sur sa réalité. Gabriel Naudé publia son livre sur les coups d’Elat, vingt ans après l’époque assignée à la conjuration. Il écrivait à Home, son livre y fut imprimé la même année que parut l’histoire de Capriata. Il était possible qu’il ne la connût pas encore. Elle ne pouvait pas du moins avoir fait, en si peu de temps, une grande sensation; cependant Naudé s’exprime ainsi : « Si le stratagème est vrai, duquel on dit que les « Vénitiens se servirent il n’y a pas longtemps, « lorsqu'ils firent courir le bruit que le duc d’Os-« sone voulait entreprendre sur leur ville, je crois ii que c’a été un des plus judicieux dont nous ayons « encore parlé. Aussi leur était-il très-important « de le faire, pour obliger l’ambassadeur d'un des « plus grands princes de l'Europe à quitter ses pra- ii tiques, qui n’allaient à rien moins qu'à la ruine « de leur Etat, et le forcer ensuite à une honnête « retraite. » Voilà donc, non pas un nouveau récit, mais une nouvelle explication du fait, et cette explication tend à démentir l’existence de la conspiration. Ce passage prouve que, vingt ans après l'événement, il y avait des personnes qui pensaient que le gouvernement vénitien avait supposé celte trame, pour se débarrasser du marquis de liedemar, en l'obligeant à quitter une ville où sa dignité était compromise, par les bruits répandus sur son compte et par la haine populaire. On vient de voir à quoi se réduisaient les matériaux qu’avait à mettre en œuvre l’historien qui entreprenait un nouveau récit de cet événement. Quand le fait ne manquerait pas de vraisemblance, ce ne serait pas une raison pour l'admettre dans l'histoire, qui ne doit reproduire que les faits avérés, ou au moins ne rapporter les faits douteux qu’en les donnant pour ce qu’ils sont. Or, celui-ci est loin de présenter aucun caractère d'authenticité. Je viens de rapporter textuellement tout ce qui a élé publié, sur cet événement, depuis 1018 jusqu’en 1074. C’est de ces narrations si succinctes, si diverses, si contradictoires, que l’on s’est autorisé pour écrire une relation circonstanciée de celte conjuration, comme si l’on eût eu sous les yeux des mémoires authentiques. 11 ne restait que quelques fragments épars de l'édifice, le plan même en était diflieile à reconnaître ; on a entrepris de restituer tout ce qui manquait, et on a puisé les détails de cette nouvelle histoire, non-seulement dans les auteurs qui admettent l’existence de la conjuration, mais encore dans ceux qui la nient. 11 parait que Sainl-Réal commença par se faire un système de l'existence de la conjuration, et le talent a su répandre beaucoup d’intérêt sur cet ouvrage de l'imagination. Dans ce lemps-là il s'étail formé une école d’écrivains, à laquelle Saint-Uéal, appartenait, cl où l'on professait cette erreur, que, le premier devoir de l’historien étant de plaire, d'atlacber, de satisfaire l’esprit, c’était à l’imagination d’en faire les frais, lorsque les faits ne présentaient pas assez d’intérêt par eux-mêmes. On traitait celte science grave comme on a traité les sciences naturelles : on inventait des systèmes avant d’avoir rassemblé beaucoup de faits. L’ouvrage de Saint-Réal, écrit avec un rare talent, attachait le lecteur sans porter cependant la conviction dans son esprit. On remarqua que les savants hommes, qui, à celle époque, étaient eu possession d’exercer l'autorité de la critique littéraire, n’avaient fait aucune mention de cette pro-