LIVRE XXXII. à la délation avaient fait naître une société secrète de délateurs qui, se partageant les rôles d’accusateurs et de témoins, suscitaient à ceux qu’ils voulaient perdre des affaires criminelles, toujours dangereuses devant un tribunal qui s’appliquait à laisser à l’innocence peu de moyens de se défendre, et qui avait pour maxime avouée, de condamner sur un soupçon, comme sur une preuve (1). Un sénateur, Antoine Foscarini, qui avait été ambassadeur en France, fut dénoncé comme ayant entretenu des correspondances secrètes avec les étrangers : le souvenir de ce qui s’était passé quelques années auparavant, invitait à la sévérité. Foscarini, quoique innocent, quoique membre du corps le plus auguste de l’JÉtat, quoique profondément instruit des lois de sa patrie, ne put se défendre au fond de sa prison, contre des dépositions dont les auteurs lui étaient inconnus. 11 fut pendu comme traître. Ce succès multiplia les délations : elles devinrent si nombreuses et l’impudence des délateurs en hasarda de si invraisemblables, qu’on finit par ouvrir les yeux; les scélérats furent découverts, punis, et la mémoire de Foscarini réhabilitée ; mais cet événement, en frappant de terreur tous les citoyens, porta atteinte à la considération du conseil des Dix et en fît un objet de haine. On se rappelait, et on citait avec amertume, qu’il était échappé à un des membres de ce tribunal, dans le temps de sa grande puissance, de s’écrier : Nous sommes des rois! Tout le monde désirait qu’on mit au moins des bornes à l’autorité d’un tribunal, qui en usait si ' malheureusement, et d’une inquisition, qui affectait de pénétrer jusque dans les moindres détails de la vie privée. XII. Ce Renier Zéno, l’implacable ennemi des Cornaro, devait être un esprit ardent, qui ménageait peu les hommes mêmes de son parti. Dans sa jeunesse, pour avoir parlé avec trop de violence dans le grand-conseil, il avait été condamné à un exil de dix ans, par ce même tribunal, à la tête duquel il se trouvait maintenant. On lui doit cette justice de dire que l’esprit de corps ne l’aveuglait point, et qu’il improuvait les empiètements d’attributions que se permettaient les décemvirs. 11 manifesta même l’intention de provoquer une délibération du grand-conseil sur un sujet qu’il ne croyait pas de leur compétence; le tribunal le lui défendit; il osa désobéir, annonçant que son projet était d’examiner les promissions ducales, c’est-à-dire le serment du doge; que du reste il parlerait sans pas- (1; C’est l’expression de Na^i, liv. 5 de son histoire, u ln lempo loi bi.lo facilmente li soli sosjjclU si Iravcslivano colle sion, protestant qu’il avait étouffé tout ressentiment des offenses qu’il avait reçues, qu’il en avait perdu jusqu’au souvenir, à l’exemple du héros de la guerre de Chiozza, de Victor l’isani. Cet exorde ne rassura point assez ses antagonistes pour qu’ils lui laissassent prendre la parole. Ils le traitèrent de César, et le menacèrent de trouver des Brulus et des Cassius. Les parents et les amis des Cornaro étaient venus en armes à cette séance. Le tumulte fut violent. Le doge parla avec une modération propre à lui concilier les esprits. 11 protesta de sa soumission à toutes les volontés de la république, ajoutant qu’il était prêt même à se démettre de sa dignité. Zéno l’interrompit par ce cri : Ah ! pauvre liberté ! Alors l’agitation devint extrême dans l’assemblée, on fit ouvrir les portes, et la foule qui couvrait la place Saint-Marc, vit sortir d’un côté les partisans des Cornaro, de l’autre Zéno, qui se retira dans sa maison. Aussitôt les inquisiteurs d’État firent publier une défense de dire un mot sur cette affaire, et condamnèrent Zéno à un nouveau bannissement. Cet acte de despotisme, qui interdisait à un membre du corps souverain le droit d’y faire une proposition, excita une indignation générale; on ne prit cependant aucune mesure contre le conseil des Dix ; mais quand l’époque de son renouvellement arriva, l’assemblée générale des patriciens affecta de ne donner à aucun des candidats désignés le nombre de voix nécessaire; on eut beau renouveler les épreuves et multiplier les intrigues, il n’y eut point d’élection, et par conséquent il n’y eut plus de conseil des Dix. Alors ceux qu’une longue expérience avait accoutumés à respecter, comme inviolables, les anciennes institutions de la république, commencèrent à s’alarmer d’une innovation qui en annonçait d’autres. Une commission fut nommée, pour proposer la correction des abus qu’on reprochait au tribunal. L’avis de ces commissaires fut que, dans un État où un aussi grand nombre de personnes participaient au pouvoir souverain, il était indispensable de com- 1 primer, par une force toujours agissante, l’ambition des particuliers; que l’institution du conseil des Dix remplissait parfaitement cet objet; mais qu’il était convenable de lui interdire d’étendre ses attributions au delà de celles qui lui avaient été formellement assignées, et surtout d’interpréter, de restreindre, de modifier ou d’annuler les lois du grand-conseil. Lorsque celte affaire fut mise en délibération ^ colpe. « On voil que Nani avoue le fait, mais pour tes lempi de trouble seulement.