LIVRE XXXIX. 299 pas d’en observer le jeu extérieur, il faut l’ouvrir et examiner le ressort caché qui la fait mouvoir. Pour achever de donner une idée exacte du gouvernement vénitien, je ne puis mieux faire que de le laisser lui-même exposer ses procédés et scs maximes. Il existe deux ouvrages où il se peint avec une effrayante naïveté. L’un est le recueil des statuts de l’inquisition d’État, l’autre celui des conseils que le moine Paul Sarpi donnait à la république. Ce dernier ouvrage est imprimé; quant au premier, je ne sache pas qu’il ait encore été publié, je ne l’ai vu cité nulle part; mais j’en ai découvert le manuscrit dans plusieurs bibliothèques. J’ai déjà eu occasion de faire connaître quelques-unes (les dispositions de ce règlement que le tribunal s’était donné à lui-même ; de cette loi que personne ne connaissait, et à laquelle tout le monde était soumis. Ce tribunal redoutable ne s’annoncait par aucun signe extérieur. Tous ses procédés étaient mystérieux. Les mandats pour comparaître étaient décernés au nom d'un autre magistrat; c’était sous le nom d’un autre magistrat qu’on donnait les ordres d’arrestation. On évitait de les faire à domicile : le plus souvent 011 enlevait les individus à [’improviste, pour les conduire sous les plombs. Les règlements du tribunal étaient écrits de la main de l’un des trois juges, et renfermés dans une cassette dont chacun d’eux gardait la clef à tour de rôle pendant un mois. Ils n’avaient recours au ministère d’un secrétaire que pour les actes extérieurs, et ne l’initiaient que le moins possible dans les secrets du conseil. Les exécutions qu’ils ordonnaient étaient faites la nuit, en silence. Des bouches de fer, placées dans les endroits les plus fréquentés, étaient toujours ouvertes pour recevoir les dénonciations. Mais un tribunal si soupçonneux ne pouvait se borner à les attendre. Il faisait exercer une surveillance active, par une multitude d’espions, sur tous les lieux publics, dans les palais des ministres étrangers, sous les portiques de Saint-Marc où se promenait la noblesse. Il n’y avait pas un oratoire, pas une réunion de dévotion, pas un réduit infâme, où des observateurs ne lussent placés pour rendre compte de tout ce qui s’y passait. Tous les citoyens suspects étaient suivis constamment. Deux espions au moins, à l’insu l’un de l’autre, étaient attachés à leurs pas, 11e les perdaient pas de vue. Et ce n’était pas seulement à Venise que celte police si vigilante suivait de l’œil les actions des moindres citoyens : elle s'exercait également dans les provinces et chez l’étranger. Cette surveillance coûtait à la république deux cent mille ducats par an. Ces espions étaient des populaires de toutes les professions, des citadins, des nobles de toutes les classes, des Juifs, des religieux, à cause de la faci-# lité qu’ont ces sortes de gens de s’introduire partout, des évêques, ambitieux ou pauvres, des étrangers qu’on faisait venir de leur pays, pour surprendre et révéler les secrets de l’ambassadeur de leur nation; des hommes poursuivis par la justice, à qui 011 donnait, pour prix de leurs services, un sauf-conduit temporaire. L’argent, l’exemption de quelques impôts, des privilèges, des emplois, des honneurs, l’impunité des crimes, étaient la récompense de la délation. L’un des points auxquels la police vénitienne s'était le plus spécialement attachée, c’était d’ôteraux ministres étrangers, résidant dans cette capitale, tout moyen d’investigation, et toute communication avec ceux qui avaient la moindre pari aux secrets de l’État. Les maisons des ambassadeurs et les personnes qui les fréquentaient étaient observées avec une vigilance continue. L’inquisition s’étail fait une règle d’y entretenir quatre espions au moins, qui ne se connaissaient pas les uns les autres, de corrompre les secrétaires et les serviteurs de toutes les classes. On lâchait de gagner, dans le pays même de l’ambassadeur, des gens qui, arrivés à Venise comme voyageurs, se trouvaient tout naturellement admis chez le ministre de leur nation, sans y inspirer aucune méfiance, et trafiquaient des secrets qu’ils pouvaient surprendre. Si un ambassadeur sollicitait l’indulgence du gouvernement en faveur de quelque banni vénitien, on l’accordait ordinairement; mais le banni qui recevait sa grâce, apprenait en même temps que la première condition qu’on y mettait, était qu’il se ferait le surveil lant de son bienfaiteur; de sorte que la reconnaissance devenait un moyen d’espionnage, et la délation le prix du bienfait. Si un ministre étranger voulait louer une maison, le propriétaire était obligé de venir en faire sur-le-champ la déclaration secrètement. La maison était visitée, pour s’assurer qu’elle n’avait aucune communication possible avec les habitations voisines, pour reconnaître les points où les surveillants extérieurs pouvaient être placés avec plus d’avantage : et si un patricien se trouvait habiter une maison contiguë, il recevait ordre de déloger, pour ne pas se trouver exposé aux soupçons que pouvait faire naître un voisinage si dangereux, et pour faire place à un observateur aux gages de l’inquisition d’État. Jamais un noble vénitien ne pouvait avoir aucune relation médiate ou immédiate avec un ministre étranger; il y allait de la vie (1). La rencontre (t) Ce n'était point une vaine menace, lin 1755, tecomle Capucefalo, ancien consul à Zautc, fut mis à mort par ordre