LIVRE XXXVI. 203 s’abstenir de prendre aucune détermination. XL On voit que cette conduite, plus que circonspecte, n’était pas d’accord avec des actes qui manifestaient une opposition formelle. Cette circonspection reprit le dessus lorsque les puissances étrangères voulurent engager le gouvernement vénitien dans ses démarches décisives. La courdcïurin, placée plus près du danger que les autres puissances d’Italie, imagina de former, entre tous les États de la Péninsule, une ligue, qui devaitavoir pour objet la conservation des droitsde chacun, dans le cas d’une explosion. La proposition confidentielle en fut faite par le comte de Hauteville, ministre du roi de Sardaignc, au résident de Venise, qui en rendit compte par sa dépêche du 1er novembre 1791. Les sages ayant délibéré sur celle proposition, le vieux système de s’en tenir à la force d’inertie prévalut ; on jugea le danger éloigné, improbable; et, l’affaire ayant été présentée sous ce point de vue au sénat, la décision de ce corps confirma la délibération du collège. Ainsi la cour de Turin et le gouvernement de la république jugeaient le danger tout différemment; c’était une conséquence naturelle de la différence de leur position. Le résident reçut l’ordre de répondre dans des termes très-affectueux, mais très-en-torlillés, afin de dispenser la république de prendre part à une ligue dont elle ne prévoyait pas la nécessité pour le maintien de la tranquillité dans ses propres Etats. La cour de Turin insista, et ce fut sans effet. La perplexité des Vénitiens fut bien plus grande lorsque des invitations hautaines de la cour de Russie vinrent porter de nouvelles attaques à ce système d’immobilité.Cependant le gouvernement ne se laissa pas ébranler. Il sut échapper à la contagion de l’exemple, et se promit encore de rester impassible, môme lorsque la guerre fut décidément déclarée entre la France et presque toutes les puissances de l’Europe coalisées contre elle. Aux deux extrémités de l’Italie septentrionale, les deux républiques de Gcnes et de Venise, qui prétendaient rester neutres, devaient s’attendre à une perpétuelle obsession de la part des puissances belligérantes. Plusieurs puissances italiennes élaient entrées dans la coalition, notamment l’empereur, comme duc de Milan, et le roi de Sardaigne. Pour interdire le passage aux Français par les côtes de la Ligurie, il importait de s’assurer de Gênes; et, pour pouvoir envoyer en Italie des renforts de troupes allemandes, il fallait traverser le territoire vénitien. On disait qu’il existait, à cet égard, une convention entre l’Autriche et la république; mais celte convention, fort antérieure aux circonstances présentes, ne pouvait autoriser que le passage des troupes de l’empereur, et contenait une multitude de formalités et de restrictions, inconciliables avec l’urgence et l'irrégularité des mouvements militaires. Gènes et Venise durent donc s’attendre à voir leurs droits souvent violés; mais elles se flattèrent qu’on leur tiendrait compte de leur patience, et qu’on n'exigerait pas de leur part une accession plus posilive à la coalition. Il serait fort inutile de dire, aujourd’hui, que Venise aurait pu se sauver par une véritable neutralité ou par la guerre; ni l’une ni l’autre de ces assertions ne porterait la conviction avec elle. Les événements étaient d’autant plus difficiles à prévoir, qu’il y avait dans cette question un élément absolument inconnu, c’élail le calcul des forces. La France elle-même , à cette époque, ne connaissait pas les siennes; de là cette circonspection dans sa diplomatie, pour laquelle on ne lui doit ni reproches, ni éloges. On n’était pas modéré, on était incertain. Tout le monde se trompait en croyant la France moins redoutable qu’elle ne l’était réellement; mais le gouvernement français en tirailla conséquence qu’il fallait dissimuler des griefs qu’on ne pouvait pas venger, et les Vénitiens en conclurent qu’ils pouvaient hasarder des insultes. L’un de ces partis est beaucoup plus dangereux que l’autre. 11 était tout simple que la France, dans l’impossibilité où elle était, à cette époque, d’atteindre les Vénitiens, prodiguât les ménagements, pour éviter de se brouiller avec eux : mais les Vénitiens devaient ou écouter leur politique, et garder une neutralité réelle, si cela leur était permis; ou, si la neutralité leur était interdite, en croire leur passion , et alors unir leurs efforts à ceux des ennemis de la France. Dans tous les cas, ils devaient se mettre en étal de se faire respecter. Si la France devait être vaincue, ils accéléraient sa défaite, et se mettaient en droil de réclamer une part des avantages procurés par la guerre. Si la fortune favorisait les Français et les conduisait jusqu’en Italie, les Vénitiens se trouvaient au moins sous les armes au moment du danger ; s’ils ne pouvaient pas le repousser, ils étaient en position de traiter avec moins de désavantage : enfin, s’il fallait périr, on pouvait succomber plus honorablement. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne fallait pas s’arrêter à un système, pour ne pas le suivre; à un système contre lequel les passions intérieures luttaient, sujet à toutes les alternatives de la crainte et de l’espérance, et qui laissait la république