LIVRE XXXIX. 281 la capitale. Elles avaient les mêmes magislralures, leur grand-chancelier, leur sénat, magistratures sans autorité, qui rappelaient seulement, par leurs dénominations, qu’autrefois ces îles avaient été les confédérées de Venise, avant de n’être que ses sujettes. Dans les provinces de terre-ferme, il y avait des nobles et des roturiers; mais tous égaux, c’est-à-dire également nuls, également privés de toute part à l’administration et à l’autorité. Par une suite des anciens rapports que l’inégalité de puissance avait établis entre les citoyens de Venise, les familles du peuple avaient chacune, dans l'ordre équestre, un protecteur, qui exerçait en faveur de ses clients l’influence et les fonctions du patronage. Les nobles des piovinccs auraient cru affecter l’indépendance, en se dispensant de cette marque de respect : de même que les populaires, ils se choisissaient un patron ; or, comme les clients ne pouvaient pas être tentés de s’adresser à des protecteurs sans crédit, 011 doit sentir combien cet usage favorisait l’oligarchie. Cependant il y avait dans ce patronage plus d’ostentation que de réalité. La vanité du patricial imitait une ancienne coutume des Romains. A Rome les villes sujettes se mettaient sous la protection d’un personnage puissant par son nom et son influence dans le sénat. Ce patronage, une fois déféré, se transmettait de génération en génération. A Venise nul homme n’était assez puissant pour protéger efficacement ; et la prétention de se constituer le défenseur des intérêts d’une nombreuse clientèle, aurait fait courir de grands dangers à quiconque aurait osé s’en prévaloir.) Dans les États vénitiens, il n’y avait guère que la province du Frioul où les liefs fussent nombreux; mais l’autorité des seigneurs y avait été fort soigneusement limitée. Presque partout 011 leur avait ôté la juridiction criminelle ; au civil on appelait de leurs sentences devant les magistrats de la province. Les causes féodales étaient jugées à Venise par des magistrats spéciaux. La qualité de seigneur feudataire n’avait rien de commun avec le patricial. La classe des nobles de terre-ferme devait porter ombrage à l’aristocratie vénitienne ; parce qu’on la soupçonnait avec raison d’être mécontente de sa nullité; aussi le gouvernement s’était-il fait un système d’entretenir la division parmi les familles, et de détruire les plus puissantes. On cite l’exemple d’un gouverneur du Erioul, qui, inquiet de la bonne harmonie qu’il voyait régner entre les nobles de sa province, se fit autoriser à conférer des titres de comte et de marquis, cl en fit une distribution si capricieuse, que les fureurs de la jalousie éclatèrent bientôt dans le sein des familles les plus unies jusque-là. Il en résulla des haines, des dénonciations, des crimes ; et le gouvernement, après avoir levé un impôt eu répandant ces grâces fatales, eut des peines à prononcer, et put encore enrichir le fisc par des confiscations. L’intérêt que le gouvernement croyait avoir de perpétuer les haines, faisait qu’il tolérait les crimes qui attestaient et entretenaient les ressentiments privés. Ces crimes étaient ordinairement commandés à ces misérables qu’on appelait des braves, et que les riches, les gens timides, les femmes vindicatives, entretenaient à leur solde. Cette profession était encouragée par la vente des amnisties. Un voyageur raconte que, dans Pavant-dernier siècle, et dans la seule province de Vieence, on en avait accordé jusqu’à trente-cinq mille à la fois. Mais il faut ajouter que, dans ces derniers temps, le gouvernement avait cherché et avait à peu près réussi à extirper la race de ces scélérats. Cependant, quoiqu’il n’y eût plus d’assassins à gages, les assassinats étaient toujours fort fréquents. En 1774, le gouvernement vénitien sollicitait du pape la suppression de quelques fêtes, car depuis longtemps on les jugeait trop nombreuses; le pape s’y refusait, on lui répondit par une liste de cinq mille assassinats commis pendant les jours de fêtes, dans un petit nombre d’années. Le sort des provinces était fort différent, suivant que leurs maîtres croyaient avoir besoin de les ménager. Paternelle pour les provinces de Bergame et de lirescia, situées sur la frontière du Milanais, et habitées par une population remuante, l’administration se montrait oppressive pour les sujets moins à portée de se donner à l’étranger. Les Padouans surtout firent l’épreuve de cette tyrannie infatigable, qui, pendant quatre cents ans, s’occupa sans relâche de leur enlever leurs privilèges, leurs richesses, leur industrie, leur énergie, et de dépeupler leur ville. Tandis que les Brescians, à la moindre violation de leurs droits, assaillaient le podestat dans son palais, brisaient les portes des prisons, et obtenaient, par des menaces, le redressement de leurs griefs, les Padouans, sans oser se permettre ni murmures ni plaintes, voyaient leurs biens confisqués, leurs compatriotes bannis, leurs manufactures transférées à Venise. Les bienfaits même s’é-laient changés en fléaux : cette université qui avait contribué, pendant si longtemps, à la prospérité de Padoue, n’était plus, grâce à la licence dans laquelle on laissait vivre les étudiants, qu’un instrument dont le gouvernement se servait pour humilier, pour châtier celte malheureuse ville. Dans la capitale il entretenait avec le même soin, par l’exercice du pugilat, les haines réciproques des deux quartiers connus sous les noms de Castellans et de Ni-