LIVRE XXXIX. de ce gouvernement, relativement à la classe populaire, était pane in piazza, giuslizia in palazzo, pain au marché, justice au palais. Il n’oubliait pas qu’une population nombreuse, pétulante, a besoin d’être occupée, et qu’ordinairement elle tient plus de compte du soin qu’on prend de ses plaisirs, que des concessions faites à son indépendance. Outre les solennités religieuses, dont le retour était très-fréquent, 011 célébrait avec beaucoup de pompe les cérémonies politiques, notamment celle qui avait lieu tous les ans le jour de l’Ascension, et où le doge, monté sur le llucentaurc, entouré de la noblesse, accompagné de toutes les barques de Venise, allait épouser la mer, aux yeux de tous les ambassadeurs étrangers, qui semblaient, par leur présence, reconnaître cette prise de possession. Cette cérémonie coïncidait avec l’époque de la principale foire de Venise, et comme on avait soin de la différer, si le temps n’était pas parfaitement serein, l’attente de ce beau spectacle retenait dans la capitale les étrangers accourus ordinairement au nombredequaranleet de cinquante mille personnes. Il y avait un grand nombre de réjouissances périodiques : presque toutes étaient ennoblies par le souvenir des événements qui en avaient été l’origine : c’était la fête des mariées, en commémoration de la victoire remportée sur les pirates, qui avaient autrefois enlevé les nouvelles mariées; la fête du jeudi-gras, où l’on se partageait les douze porcs, tribut anciennement imposé au patriarche d'Aquilée; le plus souvent des actions de grâces solennelles pour les victoires dont la nation avait à s’enorgueillir. Dans ces jours de triomphe, trois mâts, constamment élevés sur la place Saint-Marc, faisaient llotter, aux yeux des Vénitiens, des pavillons qui leur rappelaient de glorieux souvenirs; c’étaient ceux des royaumes de Chypre, de Candie et de Morée. Quelquefois ces fêtes avaient pour objet d’entretenir parmi le peuple des traditions ou des habitudes. Tantôt les luttes des Castellans et des Nicolottes, rappelaient les anciennes rivalités de deux quartiers de Venise; tantôt les tournois, les jeux naumachiques fournissaient aux Vénitiens quelques occasions de montrer leur habileté dans les exercices de la guerre et de la navigation. Enlin ce 11’était pas une institution indigne des regards de l’observateur, que cet usage habituel du masque, qui semblait autoriser la folie au défaut de la liberté. Le masque était un dédommagement nécessaire de l'inégalité trop sensible qui existait entre les diverses classes de la population de Venise. A force d’être général, cet usage ne supposait plus l’oubli de la gravité. Un sénateur en robe, eu grande perruque, venait s’asseoir devant une table entourée de personnages masqués, et tenait la banque comme il aurait présidé un tribunal. Cette fureur du jeu était plus générale à Venise qu’ailleurs, parce que le gouvernement se croyait intéressé à l’encourager, et que, dans les premiers temps, la banque était établie sur la place publique. A diverses époques, notamment en 1774, la ruine éclatante de beaucoup de familles fit interdire le jeu de hasard; mais celle prohibition ne fut jamais que momentanée, parce qu’on le considérait comme une des causes qui, pendant le carnaval, attiraient à Venise une grande affluence d’étrangers. Tandis que chez le doge les nobles dansaient eu robe noire et en grande perruque, le nonce du pape assistait en masque à ces bals de cérémonie. On entrait en masque jusque dans les séances du grand-conseil, lorsqu’elles devenaient publiques. O11 allait à ses affaires, on courait après les plaisirs, on se livrait à la joie, on était dans le deuil, le masque faisait de tout un mystère. Dans les maisons de jeu, il cachait le désespoir des joueurs ruinés; dans les fêtes, dans les spectacles, il favorisait les excursions des personnes religieuses de l’un et de l’autre sexe, qui venaient participer furtivement aux plaisirs mondains. Le moindre déguiseftient était une sauvegarde plus sure que le nom, l’âge, la considération personnelle. Une offense faite à un masqueétait punie plus sévèrement que celle qu’aurait éprouvée un homme à visage découvert. Sous le masque tout le monde était égal et inviolable. Une police qui ne ménageait rien, feignait de respecter un burlesque travestissement. Des costumes bizarres, des lazzis perpétuaient les traditions populaires, entretenaient l’esprit satirique de la nation. Sept spectacles, le jeu, la licence des plaisirs, attiraient un immense concours d’étrangers, et, pendant trois ou quatre mois, cette capitale n’était pas moins remarquable par le caractère de sa population, que par la singularité de son site. Malgré cette affluence, cette gaieté, Venise était une ville silencieuse : aucune verdure n’y récréait la vue; aucun bruit n’ac-compagnaitle mouvement. Des milliers de gondoles uniformes, toujours enveloppées d’une draperie noire, sillonnaient paisiblement les canaux. Dans celte foule qui s’écoulait sous vos yeux, vous ne pouviez distinguer personne. Habitudes, affaires, plaisirs, tout était mystérieux; et ce soin continuel de cacher sa vie annonçait assez que la crainte était le principal ressort du gouvernement. Au reste, il n’y avait guère que la capitale et les provinces de Bergame et de lirescia, qui se ressentissent de cette douceur et de cette équité, que j’ai eues à louer dans l’administration vénitienne. Les autres provinces de terre-ferme, les colonies d’ou-tre-mer, furent toujours gouvernées avec dureté :