LIVRE XXXV. 189 qu’il se proposait de développer sa dénonciation , il fut encore privé de sa liberté. Celte manière d’imposer silence à un magistrat, défenseur-né des intérêts publics, occasionna une vive fermentation. Il s'éleva des plaintes, non-seulement contre les dé-ccmvirs et les dictateurs, car c’était ainsi qu’on désignait la magistrature inquisitoriale, mais contre le gouvernement même. On censurait amèrement ses opérations administratives; on déplorait l’état du trésor, épuisé, disait-on, malgré une vente récente de domaines ecclésiastiques, qui avait produit un million et demi de ducats. Toutescesplaintes donnèrent lieu à la création d’une commission chargée d’indiquer les moyens de remédier aux abus. Les résultats de ses travaux ne furent pas très-importants; mais, dans une discussion, qui dura près de deux ans, les propositions se multiplièrent, les matières les plus délicates furent agitées; ouverture du livre d’or, nouvelle organisation du service des postes, changements proposés dans beaucoup d’administrations, prohibition des jeux de hasard, suppression d’une redoute où les nobles se réunissaient, augmentation des traitements aflcctés à certains emplois, distribution de 40,000 ducats aux nobles pauvres, examen des finances. Cette diversité d’objets prouve l’inquiétude qui régnait dans les esprits. Les correcteurs avaient proposé une loi pour proroger dans leurs fonctions les membres du conseil des Dix, jusqu’à l’élection de leurs#succcsseurs; ce projet qui tendait à perpétuer cette magistrature, fut rejeté avec indignation. De toutes ces discussions, nous ne recueillerons que les comptes des recettes et dépenses publiques, qu’on trouvera transcrits à la suite de celte histoire. Les agitations qui se renouvelèrent en 1777 eurent une cause moins grave; les inquisiteurs d’État s’avisèrent de défendre aux femmes de paraître au spectacle vêtues de telle manière, et à la noblesse des deux sexes de fréquenter les cafés hors de la saison du carnaval; encore les femmes ne pouvaient-elles s'y montrer que sous le masque, et les patriciens en robe de magistrature. Seize ans au para vaut, en 1671, quelques femmes se disant du sang le plus pur et non mélangé, avaient voulu instituer un casin, où elles se seraient assemblées, sans y admettre celles qu’elles ne reconnaissaient pas pour leurs égales; les inquisiteurs d’État ne manquèrent pas de défendre celle réunion. Ce n’étaient là que des règlements de police plus ou moins raisonnables, on y vil une tyrannie révoltante. Dans ce lemps-là, le gouvcrncmcnl de Bcrgame vint à vaquer : cette place était très-onéreuse : le grand-conseil, au lieu d’y nommer, comme presque toujours, le sujet présenté par le sénat, saisit cette occasion de se venger de l’inquisiteur qui pas- sait pour l’auteur des nouveaux règlements, en l’appelant à cette destination; et on persisla à refuser tous les sujets proposés pour remplacer l’inquisiteur expulsé,* jusqu’à ce que le tribunal, sentant la nécessité de faire cesser une division occasionnée par un sujet frivole, révoqua ses ordonnances. Les discordes ne furent qu’assoupies. A la fin de la même année, un orateur parut à la tribune, qui déplora le renchérissement de tous les objets nécessaires à la vie, cause immédiate du haut prix de la main d’œuvre, de la ruine des manufactures, de l’inactivité des ateliers, et de la miscre publique. 11 ajoutait que tous ces maux étaient aggravés par lu faste des grands, et il provoquait les délibérations du grand-conseil sur les moyens de modérer le prix des denrées, de réprimer le luxe, et de réformer les mœurs. Quand on parle hautement des besoins du peuple, les gouvernements n’osent refuser de s’en occuper : le grand-conseil renvoya l’affaireausénat, le sénat au collège. On disputa pendant trois mois sur cette manière d’éluder la délibération : les chefs de la quarantic criminelle demandèrent la nomination d’une commission spéciale. Ces sortes de commissions étaient ce que redoutaient le plus les partisans de l’ordre immuable des choses : ils présentèrent un autre projet ; ils attaquèrent les privilèges des chefs de la quarantic: le grand-conseil se trouva divisé en deux factions presques égales. Quand on en vint au choix des commissaires, les scrutins furent troublés; il se trouva jusqu’à soixante-douze bulletins de trop. Il y eut des altercations violentes entre plusieurs nobles dans les lieux publics. Enfin la commission fut nommée; mais, quelques jours après, les décemvirs firent enlever le patricien Charles Contarini, qui avait jeté dans les conseils cetfü pompe de discorde, et le reléguèrent à Cattaro : trois de ses adhérents furent envoyés dans des forteresses. Cette mesure intimida les novateurs; les commissaires eurent soin de faire durer leurs délibérations pendant six mois, et finirent par proposer quelques règlements de peu d’importance ou de peu d’effet, qui, considérés en eux-mémes, ne paraissaient pas devoir être le résultat de discussions aussi violentes. Les discours prononcés au milieu de ces agitations étaient d’une véhémence d’expressions et d’une audace de pensées jusques alors inconnues dans les conseils de Venise. On voyait qu’il y avait plusieurs partis déterminés à provoquer de grands changements. Les dépositaires du pouvoir étaient obligés d’en abuser pour se défendre. L’un des orateurs contre lesquels le conseil des Dix avait sévi, le procurateur l’isani, était relégué pour dix ans dans la forteresse de Vérone : lorsque le terme de sa détention fut sur le point d’expirer, sa famille, ses amis