LIVRE XXXIII. 129 de la Moréc, qui est voisine de la pointe occidentale de l’Ile de Candie. La (lotte vénitienne, sortie du golfe, opéra, de l’autre côté de la Morée, une descente, dont le succès se réduisit au sac de la ville de Patras ; mais on ne pouvait plus espérer d’attirer, par des diversions, les ennemis hors de Candie, ni de les voir se rebuter par la longueur et les difficultés de l’entreprise. Us étaient désormais établis dans File : ils se disposaient à y renforcer leur armée : on allait avoir une guerre à soutenir, et un royaume à disputer, contre une nation conquérante. VI. La prévoyance du gouvernement vénitien s'attacha à préparer les moyens d’une longue résistance, en s’assurant d’avance les capitaux que cette guerre allait consommer. Les expédients auxquels on eut recours auraient fait croire que ce gouvernement n’avait pas alors un trésor à sa disposition. Le pape accorda des décimes sur les revenus du clergé. On obligea non-seulement les particuliers, mais les établissements publics, civils et religieux, à faire la déclaration de tous les effets d’or ou d’argent qu’ils possédaient, et à en déposer les trois quarts à la monnaie. L’entrée des assemblées d’Etat fut ouverte pour deux cents ducats aux nobles de dix-huit ans, et on vit une irruption de deux cents jeunes gens dans le grand-conseil. On demanda à quelques provinces de fournir des galères, en en promettant le commandement à des nobles de terre-ferme. On ouvrit un emprunt à sept pour cent d’in-lérèt perpétuel, et à quatorze pour cent en viager. On offrit la dignité de procurateur de Saint-Marc à qui voudrait enchérir sur la mise à prix de vingt-cinq mille ducats, et il se trouva tant de riches vaniteux, qu’on en vint jusqu’à créer plus de quarante de ces places, quoique le prix en eût été porté, par les concurrents, au quadruple de ce qu’on en avait primitivement demandé. Ce prix était pour les anciennes familles moitié moindre que pour les nouvelles, distinction tout-à-fait contraire à l’essence de cette république, et à l’égalité constitutionnelle du patriciat. Quand on vit les dignités mises à l’encan parmi les nobles, les plébéiens marchandèrent la noblesse. Il fut proposé dans le conseil démettre un prix au patriciat. Quatre citadins en offraient cent mille ducats, dont soixante mille en pur don, et quarante mille en prêt. « Quoi ! s’écria l’un des avocats de la commune, 11 Ange Micheie, quoi! la patrie serait-elle assez « malheureuse pour que son salut dépendit d’une « somme de quatre cent mille ducats? Serions-nous l! dans l’alternative de périr ou de sacrifier, pour " un si faible secours, notre antique constitution? Vous altérez l’essence de ce gouvernement en met-11 tant le patriciat à l’enchère; est-ce guérir le mal HISTOIRE DE VENISE. - T. II. « que de gangréner le corps politique? Est-il d’un « gouvernement sage de faire entrevoir aux ambi-« lieux plus de chances dans les temps de détresse « que dans les temps de prospérité? Comment vou-ii lez-vous que le peuple respecte le pouvoir, dans « les mains de ceux que naguère il voyait les com-« pagnonsde scs travaux et peut-être de ses vices? « Vous avez besoin d’argent? ch bien ! vendez vos « fils, mais ne vendez jamais la noblesse. » JacquesMarcello, membredu conseil du doge, répondit que ce n’était point dénaturer la constitution de la république que d’imiter ce qu’elle avait déjà faitavecsuccès,etque, quand cet exemple antérieur n’existerait pas, il faudrait le donner. Dans un État qui affiliait si souvent des étrangers à son ordre équestre, et pour de si légers services, il fallait bien se garder d’ôter aux citoyens l’espérance d’y parvenir. On avait eu à se féliciter, pendant la guerre de Chiozza, d’avoir excité cette noble émulation. Les circonstances actuelles n’exigeaient pas de moindres efforts. Il n’était pas raisonnable de s’exposer à perdre le royaume de Candie pour persister dans la vanité de ne point admeltre ses sujets au rang de ses égaux. Parmi les sujets de la république, il y en avait de si considérables, par leur mérite, leur fortune et l’ancienneté de leurs familles, qu’ils pouvaient bien se comparer, sans présomption, à beaucoup de ces étrangers admis si facilement aux honneurs du patriciat. Le premier principe de l’aristocratie était que l’ordre équestre fût nombreux, et comme l’affiliation des étrangers n’était guère qu’une fiction, il fallait bien le recruter de nationaux. Enfin la guerre actuelle avait, dès la première campagne, épuisé les finances, et il valait mieux se résoudre à partager la domination que s’exposer à la perdre. Puisqu’on aimait à citer les Romains, on devait se souvenir qu’ils accordaient, sans difficulté, le droit de citoyen à des nations entières, à des peuples vaincus. Tout cela pouvait être vrai, si la question n’eût été de donner la noblesse pour cent mille ducats. L’exemple de la guerre de Chiozza n’autorisait point ce qu’on proposait. Dans cette guerre, on n’avait point offert la noblesse à tel prix; on l’avait pro7 mise aux trente citoyens qui auraient le mieux servi la patrie, et certainement il est impossible de concevoir une manière plus noble d’y parvenir. Le choix avait été fait, après la paix obtenue, parmi tous les citoyens de l’Etat : plus il y en avait d’obscurs, plus l’impartialité et la bonté de ce choix étaient constatées. Les trente noms qu’on inscrivit alors au livre d’or ajoutèrent à son éclat; mais ici c’était à l’approche du danger qu’on offrait, comme une marchandise, ce qui jadis avait été donné comme une récompense. 9