LIVRE XXXII. 123 paroles ramenèrent tous les esprits. On sentit que l'aristocratie a plus besoin que tout autre gouvernement de professer des principes de justice et de modération ; que, pour faire tolérer la différence des conditions, il fallait un tribunal devant lequel les grands et les petits fussent égaux; et qu’il était indispensable de donner cette satisfaction aux peuples et ce frein aux nobles. Non-seulement on adopta les propositions des commissaires, mais on nomma Nani chef du conseil des Dix, et on consigna dans le procès-verbal la mention du service qu’il venait de rendre à la république. L’autorité du tribunal s’en accrut au point que bientôt après, en 1624, il se fit attribuer exclusivement, par une loi du grand-con-seil, toutes les causes criminelles dans lesquelles des nobles se trouveraient impliqués, et que jusque-là, il avait eu seulement la faculté d’évoquer; de sorte que, lorsque l’évocation n’avait point lieu, les patriciens étaient jugés parle tribunal ordinaire, c’est-à-dire par la quarantie criminelle. Pour introduire cette innovation, on profita d’une accusation de vol, à l’occasion de laquelle un noble fut traduit devant la quarantie. L’accusé, après avoir subi publiquement tout ce qu’ont d’humiliant l’information, l’interrogatoire, les confrontations indispensables dans ces sortes d’affaires, s’était jeté aux pieds de ses juges, pour protester de son innocence, et avait été absous, mais à une très-faible majorité, de sorte que ce jugement ne l’avait point réhabilité complètement dans l’opinion publique. A cette occasion, on fit répandre parmi la noblesse, qu’il y avait un grand inconvénient, pour le corps souverain de l’Elat, à ce que le peuple pût voir quelques-uns de ses maîtres assis sur le banc des accusés, et surtout à ce qu’il pût soupçonner qu’ils n’étaient acquittés que par faveur. 11 importait, disait-on, d’assurer toujours uncexactejuslice, mais aussi d'éviter un spectacle, qui ne pouvait que porter atteinte au respect que les sujets devaient au patriciat, et à leur confiance dans les lois : en conséquence on fit décider que toutes les accusations criminelles, dont les nobles pourraient être l’objet, ne seraient plus portées devant la quarantie, mais devant le conseil des Dix, nécessairement. Par cette loi, la quarantie n’eut plus de juridiction que sur les sujets; la magistrature perdit de sa considération, et les nobles se virent soustraits à la justice ordinaire, pour être toujours traduits devant un tribunal qui jugeait secrètement et sans formalités. XV. La république eut, à peu près vers cette époque, quelques démêlés de peu d’importance avec le saint-siège. Le pape nomma à l’évêché de Padoue Frédéric Cornaro, déjà évêque de Bergame et cardinal, niais qui, en sa qualité de fils du doge régnant, ne pouvait accepter aucun bénéfice : la prohibition contenue dans la loi était manifeste. Le cardinal supplia le pape d’excuser son refus : le pape ne voulut point revenir sur sa nomination : le sénat persista dans son opposition, et l’évêché demeura vacant jusqu’à la mort du doge. C’est vers ce même temps (en 1622) que, pour effrayer l’ambition des ecclésiastiquesvénitiens, qui solliciteraient ou accepteraient quelque bienfait des princes étrangers, une loi expresse, rendue à la majorité de mille et douze voix, contre cent vingt, chargea le conseil des Dix de les punir. Un autre Vénitien, Charles Querini, avait obtenu de la cour de Rome l’évêché de Sébénigo ; les dé-cemvirs découvrirent qu’il l’avait fait solliciter en sa faveur par une puissance étrangère, et le nouvel évêque, au lieu d’être installé dans son siège, fut banni de la république à perpétuité. En 1621, Grégoire XV, profitant d’un moment où les Vénitiens réclamaient son intervention, pour l’affaire de la Valtcline, leur demanda vivement le rappel des jésuites. Le gouvernement se montra inébranlable dans son refus, malgré les instances de la cour de France. Son successeur, Urbain VIII, donna, dix ans après, le titre d’éminence aux cardinaux, en leur enjoignant de l’exiger de tous les princes, excepté des rois. La république de Venise, qui prenait rang parmi les couronnes, ne voulut rien changer aux formules qu’elle avait employées jusques alors avec les membres du sacré collège. Quelques cardinaux se crurent obligés de refuser les lettres du gouvernement vénitien ; mais il se maintint dans son droit. Celle contestation ne fit que le constater, et depuis, les cardinaux étrangers se virent réduits à garder l’incognito lorsqu’ils passèrent à Venise. Ce débat, au rcsle, n’était fondé que sur de misérables subtilités. D’une part on prétendait qu’une république ne pouvait pas avoir le même rang que les couronnes; de l’autre, les Vénitiens ne faisaient pas dériver leur droit de l’ancienneté, de la puissance de leur république, mais de ce qu’elle possédait, ou avait possédé quelques colonies, qui avaient été des royaumes autrefois. L’ambassadeur de Venise à Rome y eut une dispute de préséance avec le magistrat revêtu du titre de préfet du prétoire, qui prétendait avoir le pas sur tous les ambassadeurs. Le carosse du préfet passa celui du ministre; s’en fut assez pour que la république rappelât son représentant et refusât i toute audience au nonce du pape, jusqu’à ce que I celte insulte eût été réparée. XVI. lTne autre contestation, pour un sujet presque aussi léger, brouilla, pendant quelque temps,