98 HISTOIRE DK VENISE. portait que Jacques Pierre repartit sur-le-champ pour Naples, et allât rendre compte au duc d’Os-sone de toutes scs observations. Ces instances furent accompagnées de grandes promesses, d’ofTres d’argent, de passe-ports, de sûretés; et l’ambassadeur termina en disant au capitaine que, s’il accomplissait ce grand projet, il mériterait une couronne. Ici, Alexandre Spinosa prit la parole, pour demander quels étaient les moyens d’exécution dont on s’était assuré; à quoi Jacques Pierre répondit, qu’on avait fait construire à Naples trente barques, susceptibles de naviguer dans les lagunes, et de contenir chacune cent hommes, ce qui formait une force suffisante pour s’emparer de Venise par un coup de main, pour peu qu’on fût secondé par quelques intelligences au dedans; qu’il y avait déjà à Naples un Anglais, nommé Ilclyot, qui devait être chargé de conduire l’escadre. L’ambassadeur interrompit Jacques Pierre, en lui prenant le bras, qu’il serrait fortement, et lui répéta qu’il n’y avait rien de plus urgent que son départ pour Naples. Le capitaines’en excusa, en lui représentant qu’il venait d’être admis au service des Vénitiens, qu’il avait reçu un mois de solde d’avance, jusqu’au la septembre, et qu’il ne pouvait pas demander un congé avant l’expiration de ce terme. L’ambassadeur loua fort sa délicatesse, l'exhortant à se tenir prêt à partir dès que cela lui serait possible, et termina en disant qu’il allait écrire au duc d’Ossonc, pour l’en prévenir. Spinosa et Jacques Pierre, en prenant congé de l’ambassadeur, se donnèrent rendez-vous, pour faire le lendemain le tour de Venise dans une barque. XVII. Cette conversation avait duré plus d’une heure; dès le lendemain matin, elle fut transmise par écrit aux inquisiteurs d’Etat. Par plusieurs avertissements postérieurs, le gouvernement continua d’être informé de divers projets, attribués au duc d’Ossone, sur quelques places de l’Albanie, sur la Morée, sur Venise. Quel que fût le degré de confiance que de pareils avis pouvaient mériter, leur effet devait être de déterminer un gouvernement, naturellement soupçonneux, à prendre des précautions pour se préserver d’une surprise. 11 était facile de prévoir sur quels points 011 devait la tenter; ainsi celui qui avait donné ces avis devait en conclure que, désormais, il serait plus difficiled'introduire des barquesennemiesdans les canaux, de surprendre les postes, de mettre le feu à l’arsenal, etc. Maintenant, veut-on savoir quel était l’auteur de toutes ces révélations? c’était le capitaine Jacques Pierre. 11 se nomme lui-même en tête de chacun de scs rapports. Ces rapports, nous les avons sous les yeux; nous n’en possédons pas seulement la copie, l’expédition authentique, l’original; nous avons mieux que tout cela; nous trouvons, dans la correspondance de l’ambassadeur de France qui résidait à Venise à cette époque , les minutes de toutes ces déclarations. Ces minutes sont chargées de ratures, d’additions, de corrections, où l’on voit l’esprit qui a dicté ses rapports, et qui en attestent la sincérité. Elles sont envoyées successivement par l’ambassadeur au ministre des affaires étrangères. 11 nous apprend lui-même qu’elles ont été trouvées, dans un coffre de Jacques Pierre, et qu’elles sont de la main du capitaine Renault, autre Français, qui les rédigeait, parce que Jacques Pierre ne savait pas écrire en italien. Il y a plus, Jacques Pierre fut mandé par les inquisiteurs d'État, et on l’interrogea pendant quatre heures sur les projets qu’il dénonçait, et sur les moyens de les faire échouer. Ce n’est pas tout encore; on crut, ou on feignit de croire à ses révélations; car cet Alexandre Spinosa, qui y était dénoncé comme émissaire du duc d’Ossone et confident du marquis de Iicdemar, futenlevé secrètement, cl mis à mort. Un Napolitain, sujet de l’Espagne, était bien autrement suspect qu’un Français, porteur de lettres de recommandation du duc de Savoie, et qui, dès les premiers jours de son arrivée, avait débuté par des avis si importants. XVIII. Mais quel était donc le motif qui pouvait déterminer ce transfuge à faire de telles révélations? Pour apprécier ses intentions, il faut commencer par apprécier sa sincérité. Or, elle ne parait pas pouvoir être révoquée en doute. Ces trente bateaux, construits pour naviguer dans les lagunes; ce débarquement inopiné de trois mille soldats; l’apparition de la flotte napolitaine, pour les seconder; l’incendie de l’arsenal et de la monnaie, pour faciliter l’occupation de ces postes, et répandre le trouble dans la ville ; toutes ces circonstances devaient être celles d’une surprise tentée par les Napolitains; et les historiens, qui en attribuent le projet au duc d’Ossone, n'en ont pas imaginé d’autres : par conséquent ces révélations, faites près d’un an avant l’époque où on prétendit que l’entreprise devait éclater, faites avec une entière liberté et sans aucune réticence, ne pouvaient pas avoir pour objet de tromper le gouvernement vénitien. Avertir que Venise était menacée par les Espagnols, c’était indiquer la nécessité de garder soigneusement les trois ou quatre points par où on pénètre dans les lagunes. Dire que les ennemis se proposaient de mettre le feu à la monnaie, à l’arsenal, c’était inviter à faire exercer, sur tous les établissements publics, une surveillance plus exacte. 11