194 HISTOIRE DE VENISE. La fortune publique se détériorait par la cupidité de l’administration et par les emprunts, même par le progrès des impôts, puisqu’il n’était pas un effet de l’accroissement de l’opulence nationale. I/Î'lat avait doublé son revenu et n’en était que plus obéré. On avait perdu les habitudes et les goûts militaires. Personne n’était plus familiarisé avec les dangers. Personne n’avait pu acquérir de l’expérience. Les choses même que l’on peut faire avec de l’argent étaient négligées : l’arsenal était sans activité; l’art des constructions navales n’avait pas suivi, chez les Vénitiens, les progrès qu’il avait faits chez d’autres nations; les fortifications des places tombaient en ruines. Ces forteresses étaient des emblèmes de l’histoire de la république; leursdimerftions gigantesques rappelaient le règne de l’opulence et de l’orgueil, leur état de ruine attestait la dégradation inorale du gouvernement. Les hommes n’aiment pas à se lancer dans un avenir dont ils n’ont aucune idée. Les paisibles habitants de Venise, à qui leur père, leur aïeul, n’avaient pu raconter la guerre avec cet accent qui électrise et qui n’appartient qu’à ceux qui l’ont faite, devaient être disposés à adopter des maximes politiques, qui prolongeaient leur état de repos et que justifiait trop bien le sentiment de leur nullité militaire. Le défaut des gouvernements faibles est d’être irrésolus; ils attendent que la violence des circonstances les force de prendre un parti, et alors leurs déterminations sont l’ouvrage de la nécessité et non de la prudence. On avait donc établi ce principe, que la république devait se borner au soin de sa conservation, ce qui était fort raisonnable sans doute ; mais on ajoutait que cette conservation dépendait d’une imperturbable neutralité. La neutralité, quand 011 s’en est fait un système, devient à la longue une nécessité. Tout le secret de cette politique timide, pour ne rien dire de plus, était consigné dans un aveu qu’un négociateur vénitien fit, quelque temps après, à un ministre qui lui proposait une alliance avec la France. « Depuis quatre-vingts ans, lui disait-il, nous existons sous l’abri de la bonne foi de nos voisins et de nos amis. Nous y comptons toujours, et nous n’imaginons pas qu’en évitant soigneusement de leur déplaire, ils veuillent notre destruction. » Ce langage, s’il eût été celui de la candeur, aurait dû inspirer de la pitié. Cependant Venise avait deux ennemis naturels, les Turcs^t l’Autriche. Il est vrai que les Turcs, quand même ils n’auraient pas été occupés ailleurs, n’auraient pu l’attaquer sans exciter l’inquiétude de toutes les puissances européennes ; aussi laissaient-ils la république en paix depuis le traité de Passarowitz. L’Autriche, maîtresse d’une partie de l’Italie et confinant de tous les côtés aux provinces vénitiennes, était une ennemie bien plus dangereuse. Trois fois dans un demi-siècle, elle avait porté la guerre au delà des Alpes, traversé, foulé le territoire vénitien, sans que le gouvernement eut osé ni défendre sa frontière, ni manifester son opinion sur les intérêts en litige. 11 ne devait donc la sûreté ou la sécurité dont on le laissait jouir, qu’à la jalousie des grandes puissances; et entre toutes les puissances européennes, celle qui était le plus intéressée à s’opposer aux progrès de l’Autriche, vers l’Italie, c’était certainement la France. La Franco était par conséquent l’alliée naturelle de Venise. C’était à la cour de Vienne que les Vénitiens devaient prodiguer les respects, les protestations d’attachcment; c’était au cabinet de Versailles qu’ils devaient confier leurs inquiétudes, porter leurs affections et leurs espérances; mais, comme nous l’avons déjà fait remarquer, ils avaient laissé percer, depuis cinquante ou soixante ans, leur antipathie contre la France, et ce qui s’y passait dans ce moment n’était pas propre à les réconcilier avec elle. II. La crise que ce royaume était sur le point d’éprouver, cl qui allait ébranler le monde, s’était annoncée par le désordre des finances. Le ministère, après avoir avoué sa propre impuissance, et éprouvé qu’il n’avait à attendre des parlements que des contradictions, voulut sc passer d’eux, puis les détruire, et crut qu’il trouverait des coopérateurs plus utiles dans les notables de la nation, qu’il convoqua deux fois (1788). Dès que celte assemblée fut réunie, les ministres de Venise s'appliquèrent à en prévoir les conséquences. C’est une chose digne d’attention que les jugements que portaient à cette époque, sur les affaires de la France, des observateurs étrangers. Le chevalier Antoine Capello, alors ambassadeur de la république à Paris, adressait à son gouvernement, le 14 juillet 1788, un tableau de la situation intérieure de la France, et de ses rapports avec les principales puissances de l’Europe. « Les désordres, disait-il, croissent dans ce royaume. La résistance aux nouveaux édits devient générale. Le gouvernement a cédé aux parlements et à tous les ordres de l'État, en annonçant la prochaine convocation des étals-généraux; mais il n’en détermine point l’époque, et, d’après les termes de l'arrêt du conseil, il serait possible qu’elle n’arrivât pas avant la lin de l’année prochaine, en supposant même que le ministère y mît de la bonne foi : de sorte que ce somnifère ne produira pas l’effet qu’on en attend, celui de calmer la nation.