88 HISTOIRE L'invraisemblance de ces diverses solutions était si évidente, qu’on aima mieux admettre l’existence de la conjuration, parce qu’elle ébranlait l’imagination plus fortement, et qu’au moins elle rendait raison du sang qui avait été versé. Telles sont les explications qui ont été données jusqu’ici de ce mystérieux événement. Elles sont fort diverses, et peut-être est-il permis d’ajouter qu’elles sont toutes invraisemblables. Aucune ne satisfait l’esprit, toutes laissent des doutes sur une multitude de circonstances qu’il est impossible de concilier. Que des soldats mutins aient comploté de s’emparer d’une forteresse, pour se faire payer une gratification ; que le gouvernement de la république ait voulu livrer aux Turcs un corsaire qui leur était odieux ; que les Vénitiens aient voulu faire sortir de leur ville un ministre étranger dont ils redoutaient l’inimitié; il ne résulte point de tout cela la nécessité de faire périr précipitamment, secrètement, plusieurs centaines d’hommes de nations différentes, de professions diverses, et de supposer une grande conjuration, dont la divulgation seule était une offense, qui, juste ou non, commettait la république avec la puissance la plus redoutable de l’Europe. En général, pour se rendre raison des actions des hommes, il faut consulter leurs passions ou leurs intérêts; or la république ne pouvait éprouver un sentiment de haine contre des étrangers inconnus, et son intérêt n’était pas de s’attirer une guerre avec l’Espagne. Sans doute les Espagnols voulaient dominer en Italie; ils n’avaient pas vu sans dépit les obstacles' que la république mettait à leurs progrès, la guerre qu’elle faisait au duc d’Autriche, les secours qu’elle fournissait au duc de Savoie; mais il n’y en avait pas moins quatre-vingt-six ans que la cour de Madrid était en paix avec Venise, un traite récent venait de paciüer l’Italie, et cet acte portait le nom de traité de Madrid. La république n’était donc point menacée dans ce moment d’une guerre avec la maison d’Autriche. Elle pouvait désirer l’affaiblissement de celte puissance; mais elle ne pouvait pas être tentée de combattre seule contre un souverain qui possédait l’Espagne, Naplcs, le Milanais, et qui aurait eu l’empereur pour auxiliaire. Si c’était de la cour de Madrid que devait venir l’agression, si cette cour avait réellement conçu le projet de renverser la république, comment se serait-elle entremise pour la réconcilier avec Ferdinand ? Mais faire disparaître une telle puissance n’était pas un succès qu’on pût obtenir par un coup de main:et quand 011 aurait réussi à brûler Venise, à renverser le gouvernement, pouvait-on se üalter DE VENISE. ; d’usurper, sans contradiction, les États de celte république? la France, l’Allemagne, les Turcs, toute l’Italie, étaient là pour en disputer les lambeaux aux Espagnols. Ce projet était également honteux, atroce et insensé. Il n’y a là rien qui autorise à le mettre sur le compte d’un prince aussi modéré que Philippe III, et d’un conseil aussi grave que le conseil de Madrid. Je sais bien que la modération du roi était de l'indifférence, de l’incapacité, si l’on veut; mais l’une et l’autre sont également éloignées des entreprises hasardeuses; et si l’on fait dépendre les résolutions du roi de celles de son premier ministre, il ne faut pas oublier que le duc de Lerme était ami du repos, par intérêt et par caractère. Expliquer les faits obscurs n’est pas toujours possible. Séparer le vrai du faux est l’objet de la critique, qui s’ennoblit par cette recherche assidue de la vérité. Nous consacrerons, en faveur de ceux pour qui de telles questions ne sont point frivoles, quelques pages à l’examen de cette conjuration et des documents inconnus même aux auteurs qui en ont accrédité le récit. Sans doute, tout n’est pas con-trouvé dans les relations qu’on a données de cet événement. Les faits matériels subsistent. Il est possible qu’il y ait eu des mouvements séditieux et même quelque complot parmi les troupes licenciées; il est possible que des agents plus ou moins importants aient cru à l’existence d’une conjuration contre la république; mais il est possible aussi qu’on n’ait pas considéré tous ces faits sous leurs véritables rapports; et peut-être l’élude des monuments inédits qui nuus restent, lerapprochemcnldequelques faits contemporains, qu’on avait négligés, jetteront-ils quelque jour sur ce problème historique, et nous mettront-ils sur la voie d’une solution nouvelle. Si elle 11e satisfait pas complètement la curiosité, elle a du moins'l’avantage de présenter une explication naturelle de toutes les circonstances avérées de cet événement. IV. L’un des artifices les plus ordinaires à ceux qui se croient autorisés à disposer arbitrairement les faits qu’ils trouvent dans l’histoire, esl de soumettre aussi à leur imagination les caractères des personnages; de sorte que les événements sont présentés sous le jour qui convient à l’effet qu’on veut produire, et les portraits des acteurs sont tracés d'après le rôle qu'ils doivent jouer. L’est ce qui esl arrivé dans le récit des faits que nous cherchons a éclaircir. Le marquis de Bedemar était destiné à être l’auteur d’une conjuration : on 1 a peint comme un homme d'une grande audace, d’un vaste savoir, d’un puissant génie. Le duc d’Us-sone devait, au contraire, être placé sous un jour moins favorable; on ne lui donnait qu’un rôle secondaire : il devait faire les fautes, et ses fautes