LIVRE XXXI. 97 que celui-ci se rendait à Nice, pour y solliciter du duc de Savoie une lettre de recommandation auprès du gouvernement de la république. Quoique la fuite de Jacques Pierre, et sa brouil-Ierie avec le vice-roi, ne parussent qu’un événement domestique, l’ambassadeur de Venise à Rome ne négligea point d’en rendre compte à ses maîtres. Simon Contarini, c’élait le nom de ce ministre, n’é-tait pas initie dans la négociation entamée à Naples. Il écrivit que ce grand éclat, qu’avait fait la brouil-lerie du capitaine et du duc d’Ossone, pouvait n’être que le voile d’une perfidie, et que cet aventurier, qui se rendait à Venise, devait être tenu pour suspect. Dans toute autre circonstance, un pareil avis aurait certainement suffi à un gouvernement si ombrageux, pour interdire l’entrée de la capitale à cet étranger, et surtout pour refuser de l’admettre au service de la république. Cependant, malgré ces avertissements réitérés, Jacques Pierre, en arrivant à Venise, y trouva un asile, un accueil, un traitement de 40 écus par mois, et un emploi subalterne; car les Vénitiens n’en donnaient pas d’autres à des étrangers, si ce n’est dans leur armée de terre. Les historiens qui ont écrit qu’on lui confia, bientôt après son arrivée, le commandement de douze vaisseaux , et que les patriciens s’empressèrent de demander à servir sous ses ordres, ont montré peu de connaissance des usages des Vénitiens. Il était de règle immémoriale que les nobles seuls pouvaient commander des vaisseaux de l’Etat ; et quand cette règle n’aurait pas existé, un tel excès de confiance n’en eût pas été moins étrange. Les auteurs qui rapportent cette fable, en ont si bien senti l’absurdité, qu’ils ajoutent que le capitaine ne pouvait assez s’étonner et se moquer de la crédulité de ses nouveaux maîtres. On va juger si un tel emploi, et cette jactance, convenaient au rôle qu’il prit dès le quatrième jour de son séjour à Venise. II y avait déjà dans cette capitale un autre aventurier, nommé le capitaine Alexandre Spinosa, Napolitain, créature et émissaire du duc d’Ossone. Dans sa première entrevue avec Jacques Pierre, ce Spinosa lui dit « qu’il y avait plus d’écus à gagner au service du roi d’Espagne que de sous au service des Pantalons (c’était le surnom injurieux par lequel les détracteurs des Vénitiens se plaisaient à les désigner); que la paix entre l’Espagne et la Savoie allait être conclue, et qu’alors la république aurait à se défendre toute seule ; que le duc d’Ossone avait assez d’argent aux Vénitiens pour leur faire la guerre à leurs dépens; que le roi voulait, sans la leur déclarer formellement en son nom, armer contre eux un de ses sujets ; que le vice-roi avait certainement de granrls desseins, car il avait fait un HISTOIRE DE VENISE,—T. II. présent considérable au capitan-pacha ; que, sans les Turcs, il se serait déjà passé bien des événements, et qu’on en verrait infailliblement quelque chose avant deux mois ; que, pour lui, il était serviteur du duc d’Ossone; et que, dans la vue de lui rendre de plus grands services, il allait demander à la république l’agrément de lever une compagnie de cavalerie. » Le lendemain du jour où cette conversation avait eu lieu, c’est-à-dire le 21 août 1617, le gouvernement vénitien reçut un rapport secret, où on lui en rendait compte mot pour mot, en ajoutant« que l’ambassadeur d’Espagne avait écrit dernièrement au duc d’Ossone, et que la dépêche avait été confiée à un moine, parti pour Naples depuis trois jours; qu’au surplus, Alexandre Spinosa avait des relations directes avec le marquis de Bedemar, et se rendait quelquefois chez ce ministre, mais toujours la nuit, pour éviter d’être aperçu. » XVI. Cela était vrai, car, quatre jours après, Spinosa conduisit le capitaine Jacques Pierre au palais d’Espagne. Il le fit entrer avec mystère, et, au lieu de le mener directement à l’appartement de l’ambassadeur, l’introduisit dans la chambre du secrétaire, en lui faisant observer que toutes ces précautions étaient indispensables, parce que le palais était rempli.d’espions. L’ambassadeur arriva par une porte intérieure; dès que le capitaine lui eut été présenté, il lui fit l’accueil le plus gracieux, et beaucoup de compliments sur sa réputation. Il le connaissait depuis longtemps, disait-il, pour un homme capable de rendre de grands services au roi, et de mettre à exécution une importante entreprise, dont il n’ignorait pas qu’on lui avait parlé à Naples. Jacques Pierre répondit qu’en effet le duc d’Ossone avait çu le projet de l’envoyer à Venise avec quelques barques et deux ou trois cents soldats, pour mettre le feu à l’arsenal, et à quelques galéas-ses qui y étaient en armement; mais qu’on l’avait envoyé seul, et que, d’après la connaissance qu’il avait prise des localités, il ne doutait pas que ce projet ne fût d’une exécution facile. Là-dessus le marquis de Bedemar appuya cette opinion, en disant qu’il n’y avait à Venise aucun homme de tête, pour résister à une pareille attaque; que le moindre événement inattendu suffisait pour répandre l’alarme; que quatre braves qui feraient le coup de poing sur la place Saint-Marc, metlraient en déroute toute la population; qu’il n’y avait pas le moindre doute qu’avec un petit nombre de gens de résolution, on ne pût se rendre maître de Venise ; et que la perte de Venise entraînerait celle de tout l’État; mais que, les dispositions à faire n’étant pas de nature à être discutées par écrit, il im- 7