LIVRE XXXIII. 133 Vénitiens l'obligèrent de rentrer honteusement dans le port, où le sultan lui fil trancher la tète. Louis-Léonard Moncenigo fut envoyé à Candie, pour y remplacer le brave Grimani. Les Turcs s’étaient approchés de la capitale, depuis la conquête de Retlimo. Leur armée avait alors trois stations principales : elle gardait la Canée, elle assiégeait la Suda, devant les portes de laquelle elle avait élevé trois pyramides de cinq mille tètes de chrétiens, et elle commençait l’investissement de Candie. Pour les empêcher de recevoir des renforts, il ne suffisait pas de fermer le passage des Dardanelles, il fallait ccarter des attérages de i’ile une multitude de bâtiments, qui, sortant de tous les ports de l’Archipel et de la Morée, venaient jeter dans la Canée des hommes et des munitions. Mais après un désastre récent, le capitaine-général ne pouvait avoir à sa disposition que de faibles moyens; il rappela Bernard Morosini, avec une partie de son escadre ; de sorte qu’il ne resta que vingt galères à l’entrée du détroit. Elles suffirent pour paralyser, pendant toute la campagne, la flotte turque de Constanlinople. Huit galères, ramenées par Morosini, et quelques autres qui furent expédiées de Venise, donnèrent la chasse à toutes les escadres ennemies, prirent quelques bâtiments, mais n’empêchèrent point la communication de la Canée avec la Morée, ni, par conséquent, l’arrivée des renforts. XI. Les Vénitiens en avaient encore plus besoin que les Turcs. Le siège de Candie était formé. Une ligne de circonvallation fermait la place. La tranchée était ouverte; les batteries avaient commencé à jouer, et les assiégés avaient eu déjà deux assauts à repousser. Je ne puis pas entreprendre de rapporter ici les particularités d’un siège qui dura plus de vingt ans. Ces détails, qui appartiennent à l’histoire de l’art, ne peuvent entrer dans une histoire politique, dont ils détruiraient les proportions. Je me bornerai à faire mention des circonstances principales, et surtout de celles qui peuvent être particulières à ce siège mémorable. Le pacha qui l'avait entrepris n’avait pas plus de trente mille hommes devant celle place. Dans la ville, les travaux des fortifications, qu’il fallait con-tinuellementS^parer, occupaient un si grand nombre de bras, que le capitaine-général fut obligé de désarmer une partie des galères, pour renforcer la garnison. Jussuf, voyant les assiégés relever opiniâtrement leurs murailles démolies par son artillerie, pressait les attaques pour ne pas laisser le temps aux ennemis de se défendre , et à son maître de le condamner. Dès qu’il vit une brèche ouverte à un bastion principal, il fit donner un troisième assaut qu’il commandait en personne. Non-seule- ment la garnison le soutint, mais elle fit une sortie qui repoussa les assaillants jusque dans leurs lignes. Le lendemain, il les ramena à la charge. Il vit ses drapeaux plantés sur trois différentes parties du rempart. On y combattait avec une égale fureur, lorsque l’explosion fortuite de quelques barils de poudre répandit l’épouvante. Turcs et Vénitiens, tous se crurent sur une mine qui aller sauter, tous descendirent précipitamment de la brèche. Un officier, qui courait dans la ville, rencontre le généralissime, lui dit que tout est perdu, que l’ennemi est dans la place, qu’il reste à peine le temps de sc jeter dans un vaisseau. « Eh bien ! répond Moncenigo , « mourons les armes à la main. Que les braves me « suivent.i> Il rallie les soldats, rassemble quelques bourgeois, monte sur la brèche, y retrouve les Turcs, les précipite dans le fossé, et le comble de leurs morts. Sans lui, la guerre était terminée ce jour-Ià. Cet acte de courage coûta aux Turcs vingt ans d’efforts. Dans les six premiers mois du siège, Moncenigo leur fit perdre plus de vingt mille hommes, et le pacha se vit réduit à se fortifier dans son camp avec les restes de son armée, pour y attendre des renforts incertains. Rassuré momentanément sur le sort de Candie, le capitaine-général s’embarqua sur quelques galères, entra, malgré les ennemis, dans le port de la Suda, se mit à la tête de la garnison, fit plusieurs sorties, détruisit les ouvrages des assiégeants, et les contraignit de s’éloigner. XII. Si le gouvernement de Venise avait eu alors une vingtaine de mille hommes à faire débarquer à Candie, il est probable qu’on aurait écrasé ou forcé à se rendre, les restes de l’artnée du pacha, qui n’avait point de retraite. Mais Venise, à force d'étre une ville riche, avait- cessé d’ètre une ville guerrière. On n’y connaissait plus d’armes que les trésors. Quelques vaillants hommes y donnaient l’exemple du dévouement personnel ; mais ils ne trouvaient que des admirateurs. L’habitude de la vénalité avait tellement prévalu, qu’on imaginait tous les jours quelque nouvel expédient, pour grossir le trésor, au risque d’avilir les fonctions publiques. Outre les nouveaux impôts, outre les dons volontaires, outre l’emploi des capitaux appartenant aux mineurs et aux établissements de charité, qui étaient déposés à laprocuratiede Saint-Marc, et que l’on convertit en créances sur l’État, portant six pour cent d’intérêt, on mit en vente toutes les charges publiques, on admit, pour de l’argent, les jeunes patriciens à siéger dans les conseils, et à exercer les magistratures avant l’âge prescrit par les lois. On voulut que l’argent effaçât les crimes; la peine du bannissement fut remise à ceux qui eurent de quoi s’en racheter; de sorte que la justice cessa d’être