LIVRE XXXVII. 227 était permis de douter d’un dévouement à qui les occasions d’éclater ne manquèrent pas, et que tant de circonstances vinrent démentir. Dans les conseils de Venise on débattit quatre propositions différentes. Les uns, en petit nombre, se résignaient, par crainte plutôt que par sentiment, à s’allier avec la France ; mais 011 leur opposait que le nom des Français était odieux comme leurs maximes. Il y avait à craindre qu’à la paix, ils ne s’arrangeassent avec l’Autriche aux dépens de la république, et que, pour se faire céder les l’ays-Bas, ils n’offrissent les Etats vénitiens. On disait que cette idée n’était pas nouvelle, et que, pendant le ministère du cardinal de Bernis, un ambassadeur français cl le prince de Kaunitz lui-même l’avaient proposée au cabinet de Versailles. Cependant, en supposant la réalité de ce dessein, il était évident que s’il exislail un moyen de le détourner, c’était de s’allier avec la France, et que le danger n’était pas tant dans l’alliance que dans le refus. Les plus audacieux voulaient l’alliance de l’Autriche. Cette alliance, comme la précédente, aurait eu l’avantage do metlre la cour de Vienne dans l’impossibilité de s’indemniscr de scs pertes aux dépens de la république, du moins sans rougir; mais alors scs armes étaient malheureuses, et le gouvernement vénitien , qui n’avait songé à prendre ses précautions militaires que fort tard, pouvait bien se promettre quelques succès d’une trahison dont le moment serait habilement choisi, sans avoir pour cela le droit d’espérer d’heureux résultats d’une guerre régulière. Los esprits circonspects, mais qui n’étaient pas abattus par la présence du danger, reproduisaient le système de la neutralité armée. Il était tard ; cependant on était encore à temps, puisqu’on avait les quatorze mille hommes qui composaient l’armée existante antérieurement à la guerre, tout ce qui était venu d’outre-mer et qui remplissait les lagunes; les milices de la terre-ferme et les trente mille montagnards en armes dans la province de Ber-game. Seulement 011 ne pouvait pas se dissimuler que cet appareil militaire était difficile à déployer, lorsque les armées belligérantes avaient pris l’habitude de sillonner en tout sens le territoire vénitien, et que les vainqueurs occupaient plusieurs places. ï^nfin, tous les esprits disposés à s’effrayer de la seule proposition d’une mesure vigoureuse, les vieillards, les partisans incorrigibles des anciennes maximes, s’obstinaient à vouloir trouver leur sûreté dans la neutralité désarmée. Cela n’était plus possible, puisque de fait on était on armes. Ce fut cependant le parti qu’on adopta. Le sénat, après une mùrc délibération, remercia le directoire de France du soin qu’il avait [iris d’intervenir dans l’examen des dangers auxquels la république de Venise était exposée; mais il déclara qu’é-loigné de toute vue ambitieuse, se reposant sur l’amour de scs sujets et sur scs rapports d’amitié avec toutes les puissances de l’Europe, il 11e pouvait accepter les propositions do la France, et qu’il trouvait, dans scs principes do modération, do bonne intelligence et d’impartialité, la garantie delà paix et de la tranquillité de son pays. Une conduite différente, ajoutait le sénat, 11e ferait que compromettre sa sûreté, en l’exposant à tomber dans le gouffre d’une guerre qui pèse sur toutes les nations, mais dont les sentiments paternels du gouvernement pour scs sujets lui rendent l’idée seule insupportable.» Telle fut la réponse qui ferma pour jamais toute voie aux négociations d’une alliance entre les deux républiques. La France dut être d’autant plus piquée de ce relus, que sa diplomatie pouvait à bon droit s’applaudir d’avoir amené si près de sa conclusion une quadruple alliance, qui aurait démenti avec éclat l’isolement dans lequel la haine de plusieurs cours voulait absolument tenir le gouvernement français. Le parti que prenait une république si réputée pour sa sagesse, ramena la Porte ottomane à ses irrésolutions, et l’empêcha de réaliser les dispositions favorables qu’elle venait de manifester. On expliquait ce refus si positif des Vénitiens, par l’aversion que la classe aristocratique avait vouée à la révolution française, par le dépit qu’elle éprouvait du triomphe de cette révolution, par l’inertie du gouvernement, le délabrement des finances, le dépérissement des forces, la dégénération de l’ordre équestre. Il faut considérer qu’on proposait au sénat l’alliance des Français alors en guerre avec les principales puissances de l’Europe, et maîtres momentanés de l’Italie; accepter cette alliance c’était encourir l’inimitié de l’Autriche, qui ne pouvait pas cesser d’être voisine de l’État vénitien. Sûrement les craintes actuelles des Vénitiens devaient être et étaient d’irriter une nation puissante, victorieuse, et qui occupait leur territoire. Ils ne pouvaient oublier le péril présent pour s’occuper du danger que l’ambition des Russes, des Autrichiens, des Anglais, pouvait leur faire courir; mais, indépendamment des passions, des préjugés, auxquels il faut toujours laisser une part dans les délibérations des hommes, ils avaient une raison qui répondait à tout : c’était cette maxime immuable, inculquée dans l’esprit de tous les Italiens, que les Français ne peuvent rester longtemps maîtres de l’Italie.