LIVRE XXXVIII. 271 Ionienne, eurent l’apparence de préparatifs hostiles ^ contre l’empire ottoman ; et, en dernier résultat, la j nation qui avait conquis et détruit la république ! vénitienne, ne profita point de ses dépouilles : quelques années après il n’en resta pas davantage aux vainqueurs qu’aux vaincus. XVII. Cependant plusieurs voix s’élevèrent dans le corps législatif de France, contre les mesures qui venaient d’effacer la république de Venise du rang des puissances européennes.Peut-on faire, disait-on, le commerce des peuples, au nom d’une nation qui a proscrit le commerce des hommes? Il n’était plus temps, l’œuvre était consommé; les considérations politiques imposèrent silence à ces réclamations. ■Mais si la fortune prit soin de justifier une pareille violation du droit des tiers, la voix publique, même en France, fut loin de la sanctionner. Le bon sens des peuples leur faisait sentir tout ce qu’avait d’humiliant pour eux ce nouvel exemple de l'abus de la force. Indépendamment des sentiments d’animad-version que devaient exciter les succès de la France et la politique de l’Autriche, les nations ne purent se défendre d’un certain intérêt, en contemplant le naufrage de cette république fameuse, qui avait contribué si puissamment au retour de la civilisation en Europe. Aucun État n’avait eu de si faibles commencements, peu s’étaient élevés à de plus hautes destinées. Sans examiner jusqu’à quel point les Français avaient le droit de la détester et de la punir, les hommes frappés uniquement de sa longue existence, de sa gloire, de sa constance dans les revers, du rang qu’elle avait occupé, virent son anéantissement avec commisération, avec effroi. C’était le comble du malheur de passer sous les lois de l’étranger, après quatorze siècles d’indépendance. On avait pu voir sans regret la chute d’une aristocratie dégénérée, l’abolition d’un tribunal odieux : les amis de la liberté s’étaient félicilés, trop tôt sans doute, de voir faire un nouvel essai d’un système de gouvernement, que l’expérience a souvent condamné, et après lequel cependant l’homme soupire, parce qu’il le sent plus conforme à sa dignité. Mais c’était, pour les Vénitiens, un malheur de plus de n’avoir entrevu la liberté que pour en sentir plus douloureusement la perte, et de se voir livrés à un gouvernement, dont la domination ne laissait plus d’espoir de retour, car il passait pour n’avoir jamais rcnoncésincèrcmentàcequ’il avaituncfois occupé. XVIII. L’agent de la légation française qui était resté à Venise, avait reçu du général en chef de l’armée d’Italie, l’ordre d’annoncer que ceux des Vénitiens qui ne voudraient pas demeurer sous la domination autrichienne, trouveraient dans la république cisalpine, non-seulement un asile, mais un accueil, et qu’on leur réserverait quelques dédommage- ments de ce qu’ils avaient perdu. Cet agent, qui, de la meilleure foi du monde, avait cru coopérer à la liberté des Vénitiens, cédant à un intérêt bien naturel, mais que sa position et les circonstances ne lui permettaient plus de manifester, envoya au général la protestation des Vénitiens contre l’abandon de ce qu’ils croyaient encore pouvoir appeler leur république. Une réponse froide et méprisante vint détruire cette dernière espérance. Le général y disait que les Vénitiens étaient les maîtres de se défendre contre l’invasion autrichienne; que la France n’avait pas pris l'engagement de répandre son sang pour leur garantir une liberté dont ils étaient si peu dignes. La France ne les donnait pas, mais ne voulait pas les défendre. La république cisalpine leur offrait un asile. Enfin la lettre se terminait par ces mots : « Ce sont des lâches, eh bien ! qu’ils fuient, je n’ai pas besoin d’eux. » XIX. Les Français évacuèrent Venise le 18 janvier 1798, et les Autrichiens y arrivèrent le même jour. L’inquisition d’Élat fut aussitôt rétablie sous le nom de tribunal de haute police, et les noms qu’on remarqua dans la nouvelle formation de cette autorité, annoncèrent aux citoyens effrayés comment elle allait être exercée. Pesaro, qu’on avait vu si‘récemment sortir de Venise, pour aller, disait-il, chercher la liberté en Suisse, rentrait dans sa patrie avec la qualité de commissaire de l’empereur. Ce fut entre ses mains que les anciens souverains de Venise eurent à prêter le serment d’obéissance. Aussi l’ex-doge Manini, en paraissant, pour prononcer ce mot fatal, devant son compatriote, transformé en commissaire autrichien, fut-il saisi d’une telle émotion, qu’il tomba sans connaissance. Malheureux d’avoir vu périr sa patrie sans pouvoir la secourir, il s’honora du moins par une noble douleur. Mais dans cette grande catastrophe, les sentiments étaient loin d’être unanimes. Dans les colonies (à Pcrasto par exemple) on brûlait, on enterrait le gonfalon de Saint-Marc avant de recevoir les Autrichiens. A Venise la populace se livra à des démonstrations de joie qui tenaient du délire; les autorités provisoires, plusieurs nobles, célébrèrent cet événement par des fêtes. Les hommes passionnés, qui avaient embrassé l’espoir de celte révolution, fuyaient, la rage dans le cœur, et les vrais citoyens déploraient la bassesse du peuple et des grands, l’impéritie du gouvernement, l'abus que les vainqueurs avaient fait de la victoire, et l’asservissement désormais éternel de la patrie. A compter de ce moment les vicissitudes ultérieures de cette nation, qui avait subsisté comme État indépendant durant quatorze siècles, appartiennent à l’histoire d’un autre peuple.