202 HISTOIRE DE VENISE. Les particuliers mandés devant l’inquisition ne voyaient point leurs juges; c’était de la bouche d’un secrétaire qu’ils recevaient la réprimande qui leur était adressée, et cette admonition était quelquefois si sévère que celui qui l’avait subie tombait sans connaissance, et qu’il fallait l’emporter. L’ar-restation était arbitraire, la détention illimitée, la dénonciation inconnue, la procédure mystérieuse; l’élargissement même avait quelque chose de menaçant et de farouche. Que fais-tu là ? Pa-t’en, c’était par celte brusque formule du geôlier que le prisonnier apprenait que les juges ne l’avaient pas trouvé coupable. Pour que rien ne pût échapper à ce redoutable tribunal, pour qu’il pût exercer ses rigueurs sur un de ses propres membres, on nommait dans le conseil des Dix un inquisiteur suppléant, que deux des inquisiteurs en charge pouvaient appeler, pour concourir avec eux au jugement de leur troisième collègue. Il n’y avait chambre si secrète dans l’appartement intérieur du doge même, où les inquisiteurs ne pussent pénétrer à toute heure du jour et de la nuit. Il n’y avait société si élevée dans laquelle ils n’eussent des émissaires; et depuis les bouches de bronze, qui recevaient au coin des rues les avis des dénonciateurs sans preuves et sans courage, jusqu’au palais des grands et des ambassadeurs, tout semblait leur redire ce que faisait, ce que disait, ce que pensait l’homme de marque, et le plus obscur citoyen. Dès l’année 1510, et par conséquent cent cinquante ans avant que les inquisiteurs d’État fussent créés, il existait auprès du conseil des Dix une charge de caissier confiée à un noble dont la fonction était de payer les dénonciateurs, ou celui qui procurait l'arrestation d’un condamné fugitif, ou celui qui apportait sa tête. Tout servait les triumvirs, non-seulement sans répugnance, mais avec fidélité, avec fanatisme : leurs ordres étaient obligatoires pour tous les fonctionnaires; et ces ordres, qui n’étaient la plupart du temps que des billets obscurs, en quelques lignes, jamais signés, mais écrits seulement de la main d’un secrétaire, qui mettait au bas le nom d’un membre du tribunal ; ces ordres, qu’on ne laissait point garder à ceux qui les avaient reçus, dont il (1) On disait que dans chaque cachot le prisonnier voyait devant lui, scellés dans le mur, le collier de fer et le tourniquet qui devaient être les instruments de son supplice. (2) Léon lîraslard, ambassadeur de France. (3) Il y avait de bonnes raisons pour cela. De Tiiou rapporte, livre 137 de son Histoire, qu’un dominicain nommé était même défendu de conserver copie, prévalaient sur toutes les instructions qu’un fonctionnaire pouvait avoir de ses chefs naturels, même sur ses devoirs. Les inquisiteurs, par exemple, donnaient ordre à un ambassadeur de la république de correspondre avec eux; dès ce moment, l'ambassadeur en-j tretenait une double correspondance : l’une avec le gouvernement, à qui il ne disait pas tout, et par conséquent il induisait en erreur ; l’autre avec l’inquisition d’Etat, qui jugeait de ce qu’il convenait de communiquer ou de tenir secret. On a vu l’usage et les résultats de cette méthode. Les administrateurs, les officiers militaires, les dépositaires des fonds publics, tout devait à l’inquisition d’Ltat une prompte, une aveugle, une entière obéissance. Les prisons des plombs, c’est-à-dire ces fournaises ardentes qu’on avait distribuées en petites cellules sous les terrasses qui couvrent le palais; les puits, c’est-à-dire ces fosses creusées sous les canaux, où le jour et la chaleur n’avaient jamais pénétré, étaient les silencieux dépositaires des mystérieuses vengeances de ce tribunal. Il ne faut pas s’étonner si l'imagination épouvantée se représentait ces cachots impénétrables, comme toujours pleins de malheureux, d’instruments de torture, et d’ossements (1). Quand un patricien revêtu d’une fonction quelconque y était jeté, pour toute notification, les inquisiteurs faisaient dire au grand-conseil que telle place était devenue vacante. « Le plus grand témoignage que rende la noblesse vénitienne de l’amour qu’elle porte à la liberté publique, dit un observateur (2), c’est qu’à l’heure même que le magistrat a constitué quelque noble prisonnier, les premiers qui l’abandonnent sont père, frères et autres personnes intéressées avec lui de sang et de proximité (3), et c’est chose merveilleuse que telles gens infectés du crime de lèse-majesté sont tellement abhorrés par les autres, que ceux-ci ne voudraient employer une seule parole en leur faveur. » On a tenté plusieurs fois (en 1468, en 1882, en 1628) d’ôter au triumvirat ce droit de vie et de mort sur les patriciens ; mais aucune barrière n’a jamais pu le retenir ; il restait toujours maître de leur liberté, de leur existence politique et même de leur vie ; car il pouvait les dégrader de la noblesse, Antoine ayant eu un frère condamné au bannissement, au lieu de se borner à des démonstrations d’intérét que l’ami-lié fraternelle justifiait sans doute, l’accompagna publiquement en habit de deuil. Le conseil des Dix ne vit dans ce deuil qu'une insolence, et bannit le moine à perpétuité.