LIVRE XXXV. 131 Celle apparition du pavillon russe dans la Méditerranée effraya tellement les Vénitiens, qu’ils essayèrent de tromper l'ambition de cette puissance, en se proposant pour être les fadeurs de son commerce. Il y avait à peu près un siècle (en 1GG3) qu’on avait vu arriver à Venise une ambassade moscovite pour proposer un traité qui facilitât l’écoulement des productions de ce vaste empire ; mais les circonstances étaient bien changées : la nation russe,* ou du moins son administration, était déjà assez éclairée sur ses véritables intérêts, pour sentir que c’étaient des acheteurs qu’il lui fallait, et non pas des facteurs. Ce qu’elle avait offert elle-même en 1063, en 1768, elle le refusa en 1774. L’Autriche était l’auxiliaire de la Russie, dans le projet de chasser les Turcs au delà du Bosphore. Les deux cours impériales ne pouvaient guère espérer un succès complet, sans la coopération de la république de Venise. D’abord, en qualité de puissance limitrophe de l’empire turc, elle pouvait opérer sur le continent de la Grèce une utile diversion; en second lieu, il fallait à tout prix, que les escadres russes, envoyées de si loin dans la Méditerranée, pussent trouver, dans les ports de la république, un asile, des approvisionnements, des moyens de se réparer ; troisièmement, ces escadres n’étaient pas tellement supérieures à la marine ottomane, que les forces navales de Venise ne fussent un secours très-important; enfin, dans le cas d’un succès complet, l’Autriche, qui n’avait point de forces maritimes, était intéressée à ce que les Russes n’eussent pas seuls le droit et le moyen de retenir toutes les conquêtes faites dans la Morée et dans l’Ar-chipel. Ces deux puissances, pour entraîner la république dans leur coalition, lui firent les propositions les plus séduisantes, avec celte prodigalité que l’on met à disposer de ce qui ne nous appartient pas encore. On dit que la Morée et Candie ne furent qu’une partie du prix qu’elles promirent aux Vénitiens, pour obtenir leur coopération. L’importance de ces offres avertissait du danger qu’il y avait à s’y fier. 1a; sénat avait trop d’expérience pour ne pas prévoir, que plus les deux cours impériales auraient accru leur puissance, moins elles se croiraient obligées de lui tenir parole ; que tôt ou tard l’amitié qui subsistait entre elles se changerait en une rivalité d’intérêts, qui occasionnerait des guerres dans lesquelles la république serait forcée de prendre part; que si, contre toute apparence, elles restaient unies, leur ambition si connue ne lui laisserait point de sûreté; que, du moment où les sujets grecs de la domination vénitienne cesseraient d’être exposés aux brigandages des Turcs, et se verraient cajolés par un gouvernement professant leur culte, établi dans leur voisinage, et assez fort pour les protéger, leur fidélité n’aurait plus de garantie ; qu’enfin les Turcs étaient des voisins moins dangereux que les Russes, et que déjà la république n’avait que trop de points de contact avec la puissance autrichienne. Telles furent, sans doute, les raisons qui déterminèrent le gouvernement de Venise à persister avec une constance qui tenait de l’opiniâtreté, dans des refus qu’il couvrait du voile de la modération; mais il ne put s’empêcher de laisser percer sa partialité. Les Russes ayant essuyé quelques échecs, en 1773, on livra aux Turcs des Grecs qui s’étaient réfugiés dans les îles vénitiennes : on sévit contre ceux des sujets de la république qui avaient favorisé les Russes ; on arrêta un comte Macri, à Cépha-lonie, et un noble de Xante, nommé Mocenigo, qui avait accepté un brevet de colonel au service de Russie; mais cette puissance s en plaignit avec tant de hauteur, qu’il fallut relâcher cet officier, et le succès de cette menace en occasionna une seconde : la Russie exigea le rappel de tous les Grecs bannis pour sa cause. L’empereur Joseph II fut très-irrile du système de conduite des Vénitiens, et, lorsqu’il se rendit de Vienne à son armée du Danube, il affecta de passer par Trieste, quoique assurément ce ne fût pas son chemin, pour ébranler la république dans sa résolution. Ce voyage n’eut d’autre résultat que de lui fournir une occasion de manifester son ressentiment. Le sénat, le sachant dans le voisinage de Venise, lui envoya une ambassade extraordinaire pour le complimenter, et pour excuser la république de son attachement à la neutralité. On dit que ce monarque reçut les ambassadeurs avec une hauteur qui approchait du dédain, et que son ministre à Venise se permit dans ses notes un ton qui allait jusqu’à la censure et à la menace. On rapporte plusieurs anecdotes qui prouvent que, dans cette guerre, les amiraux russes ne prirent pas plus de soin que le gouvernement autrichien de ménager l’orgueil de la république. Ces diverses guerres n’arrachèrent point les Vénitiens de cet élatd’apathie dont ils s’étaient fait un système. On verra qu’ils y persistèrent, lorsqu’une guerre bien autrement importante s’alluma à la lin du siècle, pour embraser toute l’Europe; mais avant d’arriver à ce grand événement, il me reste à retracer les dernières circonstances qui accompagnèrent la décadence de la république. XVI. Les changements qui venaient de s’opérer en Italie par le traité d’Aix-la-Chapelle, furent consolidés par un traité parliculierdes coursde Vienne et de Madrid, où, en prévoyant les événements ultérieurs, les deux maisons d’Espagne etd’Autri-