LIVRE V. 71 ferme l’Archipel, et à qui son étendue d’environ soixante lieues, sa fertilité, ses cent villes, et l’avantage de sa position, avaient procuré autrefois la domination de la Méditerranée. L’armée vénitienne était sous le commandement de Reinier Dandolo et de Roger Premareni. La conquête de la ville de Candie ne coûta que peu d’efforts, et la soumission de tout le pays fut le résultat d’une campagne. Jacques Tliiépolo y fut envoyé pour le gouverner, avec le titre de duc. Mais cette soumission avait été trop rapide pour être sincère : d’une autre part, les Génois ne pouvaient voir sans jalousie les rivaux de leur commerce fermer de si puissants établissements dans les mers de l’Orient. Cependant, ne voulant pas en venir dans ce moment à une guerre ouverte contre la république, ils lui cherchèrent un ennemi, et déterminèrent le comte de Malthc, par les secours qu’ils lui fournirent sous main, à se mettre à la tète des Candiotes mécontents; de sorte que leur révolte éclata presque immédiatement après leur soumission. III. Je ne me propose point de raconter tous les combats que les Vénitiens eurent à livrer pour conserver la possession de cette Ile. Ce fut, de part et d’autre, une suite non interrompue d’efforts pour secouer le joug et pour l’appesantir. Toujours de nouvelles tentatives de la part d’un peuple moins jaloux de son indépendance qu’impatient d’une domination lointaine ; secours insuffisants fournis par les ennemis de la métropole; sacrifice continuel des soldats et des trésors de celle-ci, pour faire rentrer les révoltés dans le devoir; résultat uniforme des expéditions maritimes; succès des invasions, toujours rapide, parce qu’elles sont imprévues, toujours peu durable, parce qu’elles ne peuvent être soutenues ; toutes les descentes suivies d'une occupation facile, jamais d’une possession paisible, la partie montagneuse du pays offrant toujours une retraite assurée aux rebelles; les campagnes commencées par une victoire éclatante, Unissant par une guerre de postes, qui ruine ordinairement le vainqueur; clémence après les succès incomplets ; exécutions après les victoires décisives, c’est ce que présente cette guerre de cent soixante ans, qui ajoute à la difficulté de résoudre le problème de l’utilité des grandes colonies. Les Vénitiens appelaient toutes ces insurrections des révoltes. lis prétendaient à la fidélité, à la reconnaissance d’un peuple qu’ils avaient acheté. Ils attribuaient celte résistance à l’inconstance, à la perfidie ; mais comme l’a dit un historien très-estimable, il était aussi facile de l'expliquer par des vertus que par des vices. La première insurrection des iusul lires obligea le duc de Candie et les généraux vénitiens à se rembarquer. La république fit partir de nouvelles troupes; le comte de Malthc, qui s’était mis à la tète des révoltés, ne jugeant pas à propos de se sacrifier pour leur défense, les abandonna, et les Vénitiens furent bientôt maîtres des principales positions. On proposa dans le sénat de faire démolir toutes les places fortifiées de l’île. Reinier Dandolo représenta qu’elles étaient encore plus utiles aux troupes régulières, mais peu nombreuses de la métropole, qu'à la population insurgée, et il proposa noblement de pourvoir, de ses deniers, à l’entretien de ces fortifications. Son offre ne fut point acceptée, mais sou avis prévalut. Il importait d’accoutumer les Candiotes à ne plus considérer la nation vénitienne comme une nation étrangère; dans cette vue, 011 délibéra d’engager les citadins de Venise à former des établissements dans celte lie, à y transporter leur résidence, et pour les v déterminer, on confisqua la moitié des terres des révoltés, et on les distribua aux nouveaux colous : singulier moyen de s’attacher un peuple, que de le dépouiller, et de vouloir qu’il reconnaisse des concitoyens dans ceux qui ont envahi son héritage. Tite-Live raconte qu’après la conquéle d’Antium, lorsque le sénat voulut en partager le territoire et y envoyer une colonie, on eut peine à trouver dans Rome, encore pauvre, des citoyens qui consentissent à s’expatrier pour s’enrichir ; ils aimaient mieux désirer du bien à Rome, qu’en posséder à Anliuin. A Venise on vit partir cinq ou six cents familles, pour aller fonder la nouvelle colonie. Les Génois, voyant les Vénitiens à peu près maîtres de Candie, voulurent couper la communication de cette colonie avec la métropole; ils envoyèrent une Hotte de trente galères croiser à l’entrée de l’Adriatique. Aussitôt, sans se donner le temps d’armer une flotte plus considérable, l'amiral Jean Tré-visan appareilla de Venise avec neuf gros vaisseaux, courut sur l’ennemi, qu’il rencontra à la hauteur de Trapani, sur la côte de Sicile, et l’attaqua sans s’embarrasser de l’inégalité du nombre. Dès le commencement de l’action, un de ses vaisseaux tomba au pouvoir des Génois. Trévisan continua le combat avec fureur, reprit son vaisseau, et vit les Génojs fuir à pleines voiles. Non content de ce succès, il les poursuivit jusque sur la côte d’Afrique, les attaqua de nouveau, s’empara de quatre de leurs galères, cl, s’acharnant sur ce qui restait, livra un troisième combat le lendemain. Six galères ennemies seulement parvinrent à s’échapper. Le sénat de Gènes fut réduit à demander la paix, que le gouvernement vénitien désirait ardemment, pour pouvoir à loisir s’établir dans ses nouvelles conquêtes.