5i>8 HISTOIRE DE VENISE. dérée comme un événement presque miraculeux : il me semble cependant que, pour ceux qui observent la marche et le développement des passions, elle rentre dans l’ordre des événements préparés longtemps à l’avance, et amenés par des causes qui n’échappent point à un œil attentif. Mais ce n’est pas une raison pour accuser d’imprévoyance ou d’aveuglement le gouvernement qui ne l’avait pas devinée. On a vu que les Vénitiens, dont le défaut ne fut jamais de se livrer à une imprudente sécurité, ne regardaient pas une ligue de leurs ennemis comme impossible ; seulement ils ne la jugeaient ni probable ni prochaine, et en cela il faut convenir que les calculs de la sagesse humaine ne pouvaient guère aller plus loin. D’ailleurs, quand ils auraient pu prévoir cet événement, on ne trouve pas ce qu’ils auraient pu faire pour l’empêcher. Quoi qu’il en soit, la ligue était déjà ratifiée par la plupart des puissances, qu’ils étaient encore loin de la soupçonner. Il parait, d’aprés le récit du cardinal Bembo, leur historien, que le premier avis qu’ils en eurent, ils le durent au hasard. Il échappa un jour à un Piémontais de dire à Milan, devant le résident de la république : « J’aurai donc le plai-« sir de voir punir le crime de ceux qui ont fait pé-« rir le plus illustre de mes compatriotes. » Ce Pié-montais était de Carmagnole; il était donc évident qu’il voulait parler de la mort du général de ce nom, que les Vénitiens avaient envoyé au supplice : il espérait voir cette mort vengée; il avait donc connaissance de quelque péril qui menaçait la république : il était fort avant dans la confiance du gouverneur de Milan; d’où il était naturel de conclure qu’il s’était entretenu avec lui de quelque projet qui se tramait contre Venise : si ce projet avait été révélé par ce gouverneur, la France y avait part : elle avait conclu récemment avec l’empereur un traité, dont on n’avait pu percer le mystère ; ce traité devait contenirquelquesdispositions hostiles. Conduit par cette suite de raisonnements jusqu’à loucher la vérité, sans pouvoir la discerner encore bien distinctement, le gouvernement vénitien n’eut plus de repos, jusqu’à ce qu’il eût connu toute l’étendue de son danger. Quelque temps après, le pape, dans un entretien particulier avec l’ambassadeur de Venise, lui dit : « Pourquoi votre gouvernement ne me proposerait-« il pas quelques-uns de ses nobles, pour être sei-11 gneurs de Faenza et de Rimini? Cet expédient ii mettrait fin à nos démêlés. Je leur conférerais le « litre de vicaires de l’Eglise, et ils paieraient le ii tribut à la chambre apostolique. » Le ministre, qui ne sentait pas toute l’importance de celle ouverture, représenta au saint-père qu'il n’était pas dans les principes de la république d’élever ses ci- toyens en les plaçant hors de sa juridiction. Les historiens ajoutent qu’il négliga de rendre compte au sénat de cette conversation. Cette omission aurait été tellement impardonnable, qu’elle est hors de toute vraisemblance; mais il serait fort possible que le sénat eût ignoré celle proposition, sans qu’il y eût de la faute de l’ambassadeur. Les historiens qui l’accusent ne savaient peut-être pas qu’il y avait, dans les statuts de l’inquisition d’État, un article portant : « Toutes les fois que le sénat aura nommé « un ambassadeur, pour aller résider dans une cour « étrangère, le tribunal le mandera pour lui ordon-11 ner de le tenir soigneusement informé de toutes « ses découvertes ; et, quand elles seront importan-« tes, de n’en faire aucune mention dans les dépê-« ches adressées au gouvernement, le tribunal se « réservant de donner des ordres suivant les occur-« rences. » Ce règlement explique l’ignorance du sénat. On ne s’étonnera point que les inquisiteurs aient enseveli dans le plus profond secret une proposition qui tendait à élever quelques patriciens à de petites souverainetés; mais ils n’aperçurent point toutes les conséquences qu’il y avait à tirer de cette ouverture, et l’excès de leur inquiète vigilance retarda le moment où la république allait être avertie d’un grand danger. Enfin Jules, plus effrayé chaque jour de l’irruption prochaine de tant d’étrangers en Italie, et qui aurait bien voulu acquérir toute la Romagne, sans recourir à un moyen si dangereux, profita d’une promenade sur mer, pour faire placer l’ambassadeur dans sa felouque; là, il ramena la conversation sur les villes qu’il réclamait, et, ne recevant que des réponses évasives, il se détermina à lui révéler tout le secret de la ligue formée contre la république. 11 ajouta qu’il ne l’avait point ratifiée, et promit, non-seulement de ne point la ratifier, si, par la cession de Faenza et de Rimini, on lui offrait un prétexte pour se dédire , mais même de travailler à dissoudre la confédération. Quand la dépêche de l’ambassadeur, où était dévoilé ce terrible mystère, fut lue dans le sénat, ces patriciens éprouvèrent peut-être autant de regret de trouver leur prévoyance en défaut, que d’effroi devoir leur existence menacée. Ce n’était pas qu’on se fit illusion sur les dangers; mais l’orgueil aristocratique étail flallé d’attirer la haine de tant de rois. Il était beau, en effet, d’avoir élevé un édifice digne de cette jalousie. Les citoyens de tous les rangs comprirent qu’une patrie si enviée méritait d’èlrc défendue; et le gouvernement déploya un appareil de forces qui n’était pas indigne des ennemis qu’il allait avoir à combattre, ni de la cause sacrée qu’il avait à soutenir.