278 HISTOIRE DE VENISE. père de Charles VIII ; mais Louis XI ne s’était pas occupé de faire valoir des prétentions si lointaines. Ce prince circonspect, qui avait refusé la principauté de Gènes, se serait bien gardé d’entreprendre la conquête d’un royaume au fond de l’Italie. Son (ils, qui avait d’abord reconnu, et même appuyé les droits du duc de Lorraine, était dans cet âge pour lequel les entreprises les plus hasardeuses sont les plus séduisantes. Il ne fut pas difficile à des conseillers imprudents de persuader à un roi de vingt ans qu’il était le légitime héritier d’un royaume dont il s'agissait de faire la conquête. Ils ajoutaient que cette conquête était facile, l'événement le prouva ; mais la prévoyance de ces ministres aurait dii aller plus loin. XVII. Charles, dans l'impatience d’aller conquérir un royaume éloigné, accommoda à la hâte quelques différents qu'il avait avec ses voisins. II rendit à l’archiduc d’Autriche l’Artois, dont Louis XI s’était emparé, et au roi d’Espagne le Roussillon, engagé pour trois cent mille écu, dont on n’exigea pas même le remboursement. Ce n’était pas assurément que les finances du roi fussent dans un état prospère. 11 rappela les ambassadeurs qu’il avait auprès de Ferdinand, renvoya ceux de ce prince, s’avança avec son armée, fit demander ou exigea fièrement le passage dans les pays qu’il avait à traverser. Naples fut dans les alarmes; les Vénitiens, inquiets de voir un roi de France au milieu de la Péninsule, éludèrent de se déclarer, et attendirent les événements; Louis Sforce s’applaudissait de s’être fai t garantir ses États par le roi deFrance;le pape, qui l’avait appelé, commençait à s’en repentir. Celte marche des Français au delà des monts changeait entièrement la face des affaires. Ici commence une ère nouvelle pour l’Italie. 11 eût été bien heureux pour la république de Venise, cl pour toute la Péninsule, que les rois de France et les empereurs se fussent crus obligés de respecter une bulle de Jean XXII, rendue près de deux siècles auparavant, où ce pape disait : te Par l’autorité du Père éternel et des apôtres Pierre et Paul, après une mûre déli- bération, de l’avis de nos vénérables frères, et de notre pleine puissance, nous séparons l'Italie de l’Empire, nous nous réservons de pourvoir à son gouvernement, et vous défendons d’y pénétrer. » Mais les rois, à la fin du xve siècle, s’étaient accoutumés à respecter beaucoup moins l’autorité pontificale, qui, il faut en convenir, avait fait tout ce qu’il fallait pour leur paraître moins vénérable. Ici, d’ailleurs, les passions du pape favorisaient l’ambition des étrangers, puisque lui-même appelait les ultramontains. XVIII. Deux autres événements, qui arrivèrent à peu près vers ce tcinps-là, changèrent totalement les rapports commerciaux qui existaient entre Venise et le reste du monde. Vasco de Gama ouvrit une nouvelle route vers les Indes orientales; Christophe Colomb découvrit un nouveau continent : Gènes avait été écrasée par Venise, il était réservé à un de ses enfants de la venger. Dès lors la Méditerranée ne fut plus qu’un lac. Les navigateurs qui ne se lancèrent point sur l'Océan ne furent plus que des marins timides. II n’y eut plus de raison pour que les marchandises de l’Inde et de la Chine arrivassent en Europe en traversant le continent de l’Asie. L’Amérique offrit de nouveaux objets au commerce : l’architecture navale cl la navigation prirent un nouvel essor; et ce peuple d’illustres négociants, établi au fond du golfe Adriatique, placé loin des marchandises et des points principaux de consommation, ne pul plus vanter ni l’étendue de son commerce, ni la force de sa marine; il se trouva déchu du rang où son industrie l’avait élevé entre les nations. Ainsi le cours toujours imprévu des choses humaines trompe tous les calculs de la prévoyance. Sans doute il y eut alors, parmi les Vénitiens, des hommes d’État qui se félicitèrent que l’ambition de la république eût déjà pris, depuis quelque temps, une autre direction ; ils se flattèrent qu’elle conserverait son rang comme puissance territoriale. Il nous reste à voir quelle devait être sa destinée dans cette nouvelle condition.