LIVRE VI. 103 On ne jugea pas les circonstances favorables pour hasarder une pareille innovation. Mais, dix ans après, le doge Pierre Gradenigo, dont le caractère se distinguait par cette fermeté qui sait mépriser les clameurs populaires, et braver même des ennemis puissants, réalisa le projet conçu, comme on voit, depuis longtemps, de concentrer et de perpétuer le pouvoir dans les principales familles. Il serait diflicile de dire quels sentiments l’y déterminèrent. Comme doge, il n’avait nul intérêt d’accroître la puissance et l’indépendance du conseil. Les populaires et les nobles étaient divisés; c’était une occasion favorable pour dominer les uns et les autres. Mais on ne s’élève pas facilement au dessus des maximes qu’on a sucées avec le lait. Gradenigo ne voyait rien au dessus d’un illustre Vénitien. L'intérêt de son ordre prévalut sur celui de sa maison et de sa patrie; il aima mieux être le mandataire de scs pareils , que le prince d’une nation ou le chef d’une multitude. Peut-être aussi, car il faut toujours faire une part à la faiblesse humaine, peut-être le refus constant de la faveur populaire exalta-t-il dans ce cœur allier l'orgueil et les préjugés du patriciat. XII. Le 28 février 1296, Léonard Bembo et Marc Badouer, alors chefs des quarante juges criminels, après s'être concertés avec le doge, exposèrent dans le grand-conseil que, depuis un siècle, cette assemblée se recrutait presque généralement dans les mêmes familles. Il ne leur fut pas difficile de persuader à ceux qui les écoutaient, que la continuation de cet ordre de choses était désirable. Ils proposèrent de le consolider, en restreignant, pour l'avenir, le droit d’éligibilité à ceux qui étaient actuellement membres du grand-conseil, ou qui l’avaient été dans les quatre années précédentes. Il ne s’agissait plus d’admettre de nouveaux citoyens à l'exercice du pouvoir, mais de choisir entre ceux qui en étaient seuls susceptibles. Tout ce qui n’avait pas fait partie des quatre dernières assemblées, se trouvait frappé d’incapacité; les membres actuels, et ceux qui l’avaient été depuis quatre ans, composaient désormais ce corps privilégié, auquel allait appartenir exclusivement l’administration de la république. Il n’y avait plus lieu de leur conférer ce droit par une élection, ce droit leur était acquis; mais, pour éviter de former une assemblée trop nombreuse, pour exciter une utile émulation, on pouvait suspendre momentanément l’exercice de ce droit. En conséquence de ces principes , qui furent adoptés , on décida qu’on formerait la liste de ceux qui avaient pris place dans rassemblée depuis quatre ans, que la quarantic criminelle ballotterait leurs noms l’un après l’autre, et que ceux qui obtiendraient douze suffrages sur les quarante seraient membres du grand-conseil pour un an; après quoi on procéderait à un nouveau scrutin : de sorte que le nombre des membres n’étant point fixe-, il pouvait y en avoir autant que d’éligibles; et, pour s’y perpétuer, il suffisait d’obtenir douze suffrages dans l’élection annuelle. Cependant on sentait qu’il était rigoureux de prononcer l’exclusion perpétuelle de tous les autres citoyens de l’assemblée qui représentait le corps de l’État. Pour ne pas décourager leur ambition, et pour en obtenir une soumission plus facile, ou ajouta que trois membres du grand-conseil formeraient une liste de citoyens, non compris sur le tableau de ceux qu’on venait de déclarer perpétuellement éligibles; et que ceux de ces citoyens désignés, qui obtiendraient douze voix dans le ballottage de la quarantie, prendraient place parmi les autres membres du conseil. 11 importait de limiter le nombre de ceux à qui, par ce moyen, on conférait l'éligibilité; ce soin lut laissé au doge et à ses six conseillers intimes. l)u moment que cette loi fut rendue, il y eut deux classes de citoyens; les uns ayant par eux-mèmes le droit de faire partie du corps souverain de la république, les autres ne pouvant y être admis que sur la proposition de trois électeurs, qui sûrement n’useraient de ce droit qu’avec beaucoup de sobriété. Mais cependant l’exclusion absolue, perpétuelle, n’était pas prononcée contre la masse des citoyens. Ceux qui avaient composé le conseil pendant les quatre dernières années venant à s’éteindre, il faudrait remplir les places vacantes, et ce remplacement laissait des espérances au reste de la population. On demeura pendant trois ans sous l’empire de celte nouvelle loi. La quarantic conlirma deux fois de suite tous ceux qu’elle avait élus d’abord. Le pouvoir se perpétuait ; il y avaitencore à le concentrer. XIII. Un décret de 1298 prescrivit aux électeurs chargés de former la liste supplémentaire des éligibles de n’y comprendre que des personnes ayant anciennement fait partie du grand-conseil, ou dont les ancêtres y auraient siégé. Celte disposition complétait le système. La liste des membres du conseil, depuis 1172, devenait le nobiliaire de Venise. Une loi de 1500 défendit formellement l’admission de ce qu’on appela, pour la première fois, les hommes nouveaux. Pour mettre des obstacles à leur introduction, on ouvrit, en lôlii, un registre où tous les citoyens qui avaient appartenu au grand-conseil, par eux-mêmes ou par leurs ancêtres, se firent inscrire. Les notai- â