HISTOIRE I)E VENISE. de peuples inonder un pays, en changer la face et ouvrir pour l’histoire une ère nouvelle; maisqu’une poignée de fugitifs, jetée sur un banc de sable de quelques cents toises de largeur, y fonde u n État sans territoire; qu’une nombreuse population vienne couvrir cette plage mouvante, qui n’offre ni végétation, ni eau potable, ni matériaux, ni même de l’espace pour bâtir; que de l’industrie nécessaire pour subsister et pour affermir le sol sous leurs pas, ils arrivent jusqu’à présenter aux nations modernes le premier exemple d’un gouvernement régulier, jusqu’à faire sortir d’un marais des (lottes sans cesse renaissantes, pour aller renverser un grand empire, et recueillir les richesses del’Orient; qu’on voie ces fugilifs tenir la balance politique de l’Italie, dominer sur les mers, réduire toutes les nations à la condition de tributaires, enfin rendre impuissants tous les efforts de l'Europe liguée contre eux : c’est là sans doute un développement de l’intelligence humaine qui mérite d’être observé; et si l’intérêt qu’il inspire fait désirer de connaître quelle fut la part de gloire, de liberté, de bonheur, dévolue à cette nation, on jettera peut-être les yeux sur le tableau de ses progrès et de ses disgrâces. II. Les montagnes qui environnent l’Italie septentrionale forment une espèce d’amphithéâtre; toules les eaux qui en descendent courent vers le même point. Le Lizonzo, le Tagliamento et la Li-venza, qui sortent des Alpes Juliennes, la Piave, le Musone, la Brenta, l’Adige, que forment les neiges du Tyro), enfin le 1*6, grossi de toutes les eaux des Alpes et de l’Apennin, arrivent à l’angle occidental du golfe Adriatique, amenant avec eux les terres qu’ils ont entraînées sur une pente fort rapide, et qu’ils n’ont pas eu le temps de déposer dans un trajet assez court. C’est peut-être à ce concours de tant de rivières vers l’embouchure du Pô, qu’un poëte de l’antiquité a dù l’idée de peindre tous les fleuves rassemblés autour de l’Éridan. En arrivant dans la mer, leur impulsion s’amortit, les sables dont ils sont chargés se précipitent, les eaux deviennent moins profondes, les courants moins rapides, et ces torrents grossis par la fonte des neiges, voulant se jeter tous à la fois dans le bassin qui doit les recevoir, sont forcés de se répandre dans la campagne, de se diviser en une multitude de bras, et de former des marais. En avançant dans la mer, ces eaux qui chassent devant elles une masse de sables, trouvent deux obstacles, les courants opposés et le vent du midi, qui, parcourant dans toute sa longueur le bassin de l’Adriatique, abrité de trois côtés par d’assez hautes montagnes, a dù retenir, amonceler au fond du golfe, les terres que tant de fleuves ne cessent d’y apporter. Elles s’arrêtent nécessairement au point où les courants des fleuves se rencontrent. Le banc qu’elles forment, très-étroit, puisqu’il est entre deux courants, a cédé, dans quelques parties, à l’impétuosité des fleuves, ou aux vagues de la mer, et est devenu une chaîne d’iles séparées par de petits passages, dont le fond s’exhausse ou s’a-baisse au gré du caprice des eaux. Telle est la théorie qui explique la configuration des côtes de l’Adriatique. On y remarque d’abord des marais dans les terres; puis, le long du rivage, des bas-fonds plus ou moins navigables ; enfin la mer au delà. La ville d’Adria, autrefois située sur celte mer, à qui elle a donné son nom, s’en trouve maintenant éloignée d’un quart de degré. Là où l’impulsion des eaux ne se trouve point en opposition avec d’autres courants, 011 voit des lies disposées en demi-cercle vis-à-vis l’embouchure du fleuve, qui marquent le point où la résistance de la mer a obligé les terres de se précipiter ; ainsi le Lizonzo, le Tagliamento, et tous les torrents intermédiaires qui descendent du Erioul, ont couvert la côte de cette province d’une vingtaine d’Ues, dont Grado est la principale, et en arrière de ce groupe d’iles s’étendent les marais de Marano. En suivant la plage vers l’occident, on trouve, aux bouches de la Livenza, les lies de Caorlo, d’Al-tino et quelques autres. Les torrents qu’on rencontre ensuite courent vers la mer dans une direction presque perpendiculaire aux lignes que décrivent le Musone, le Bac-chiglione, la Brenta et l’Adige : les courants se rencontrent à peu de distance de la côte; les terres apportées par les fleuves qui viennent de l’occident, forcées de s’arrêter, ont formé un banc que les courants venant du nord travaillent sans cesse à aligner dans la direction du nord au sud. Ce banc, coupé en plusieurs endroits par les eaux, est devenu une chaine de longues lies, qui touche presque au continent par ses deux extrémités, et qui forme un bassin dont la plus grande largeur n’est aujourd’hui que de trois lieues. C’est ce golfe que l’on désigne par le nom de lagune, et qui reçoit une multitude de rivières. Cette masse d’eau, ne trouvant, vers la mer, que d’étroites issues, a déposé dans cette enceinte des sables qui en ont élevé le fond. C’est dans cette enceinte que la nature a formé un groupe de soixante et quelques ilôts. Il y en avait un plus élevé, et apparemment plus ancien que les autres, qu’on appelait Rialte ; c’était un point assez commode pour les pêcheurs : ils s’y trouvaient en sûreté dans le voisinage de la haute mer, et en même temps au centre du bassin, c’est-à-dire à portée de toules les côtes. Ce groupe d'iles est devenu la ville de Venise, qui