LIVRE XVII. 2S9 voit que les progrès des Turcs causaient de vives inquiétudes à tous leurs voisins, et que Venise cherchait des alliés contre eux, en Albanie, en Hongrie, en Perse, en Caramanie et en Egypte. VIL Trois ans se passèrent à commettre de part et d’autre dans la Grèce d’inutiles ravages. Un témoin oculaire, Coriolan Cippico, qui commandait une galère de la flotte vénitienne, a écrit l’histoire de cette guerre, avec des détails qui sont quelquefois précieux. Il raconte à chaque page, que les prisonniers turcs, hommes et femmes, étaient vendus à l’encan ; c’était, dit-il, un ancien usage des Vénitiens, que, toutes les fois qu’il y avait du butin à partager, le général nommait des officiers pour procéder méthodiquement au partage. Il en retenait un dixième pour lui-méme; les provéditeurs, les capitaines en recevaient chacun une part, en proportion de leur grade : le reste était distribué aux soldats. On conçoit combien un tel usage devait donner d’ardeur pour le pillage, qui devenait légitime, puisque les chefs y participaient. On payait aux soldats trois ducats pour chaque prisonnier qu’ils amenaient au camp (1470). Au printemps de 1470, 011 apprit qu’une flotte considérable sortait du détroit de Constantinople. On la disait composée de cent huit galères et de deux cents autres bâtiments, portant une armée de soixante-dix mille hommes. Il y avait probablement quelque exagération dans ces récits, car le nombre des vaisseaux ne paraîtrait pas proportionné à celui des troupes; mais il est certain que cette armée était numériquement fort supérieure à celle de la république, car il n’y avait alors que trente-cinq galères vénitiennes dans l’Archipel. Toute cette grande flotte, qui formait une ligne de six milles d’étendue, vint jeter l’ancre dans le canal qui sépare l’île de fs'égrepont du continent de la Grèce. Cette mer n’avait pas vu un si grand nombre de vaisseaux depuis la flotte de Xerxès. C’était aux mêmes lieux, c’est-à-dire entre l’île d’Eubée et la còte de l’Attiquc, que les mille voiles de ce conquérant s’étaient avancées contre les Athéniens. Pour rendre la ressemblance plus parfaite, l’armée de terre se déploya sur le rivage, et Mahomet vint placer sa tente sur un promontoire, où le grand-roi avait élevé ses pavillons. Mais il n’y avait point ici de Thémistocle. Les trente-cinq galères vénitiennes étaient dans le golfe Saronique, sous l’île de Salamine. Elles n’avaient qu’à doubler la pointe de l’Attique, pour se trouver en face des ennemis. Nicolas Canale, qui les commandait, ne voulut jamais faire le moindre mouvement. Il attendait des renforts de Candie, et, sous ce prétexte, il laissa les Turcs opérer sans obstacle le débarquement de leurs troupes à Négrepont, unir cette île avec le continent par un pont de bateaux, et commencer l’attaque de la ville. Elle avait Paul Erizzo pour gouverneur. Dans l’intervalle du 2a juin au 12 juillet, les Turcs livrèrent cinq assauts à la place. Dès les trois premiers, ils avaient perdu plus de vingt mille hommes, et trente galères avaient été coulées à fond par l’artillerie des assiégés. Mahomet se vit obligé de faire débarquer leséquipngcs, pour continuer les opérations du siège. Le moment était assurément bien favorable pour attaquer cette flotte à moitié désarmée. Il était facile de rompre le pont de l’Euripe, toute l’armée turque se trouvait renfermée dans l’île sans vivres et sans moyens d’en sortir. Les capitaines vénitiens représentaient cette situation des choses à leur amiral. Ni leurs instances pour obtenir la permission de combattre, ni les signaux continuels que faisait la ville pour obtenir du secours, rien ne put ébraider Canale dans son système de temporisation. Cependant les assiégés étaient dans la détresse; ils tuèrent encore quinze mille hommes à l’ennemi dans un quatrième assaut. Enfin, le 12 juillet, la place fut emportée de vive force, et les historiens prétendent qu’elle coûta soixante-dix-sept mille hommes aux assiégeants. Il est vraisemblable que ces nombres sont fort exagérés ; mais cette exagération n’est point nécessaire pour faire juger de la vigueur de la résistance. Les débris de la garnison, qui avait perdu six mille hommes, se retirèrent dans le château; là, le vaillant gouverneur se défendit encore quelques jours, enfin ils se virent réduits à capituler. Mahomet leur promit de leur sauver la tète; et on ajoute que, par une odieuse subtilité, voulant satisfaire sa vengeance sans violer son serment, il lit scier le brave Erizzo par le milieu du corps. Cette barbarie est encore un de ces faits dont il est permis de douter. Plusieurs traits de la vie de Mahomet II démentent une pareille atrocité, et l’historien le plus exact de ce temps-là, Marin Sa-nuto, n’en fait pas mention. 11 se borne à dire que Paul Erizzo perdit la vie. Dès que l’amiral vénitien apprit la reddition de la place, il se détermina à lever l’ancre ; mais ce fut pour se réfugier à Candie. Il n’y eut qu’un cri d’indignation contre lui dans Venise. Pierre Moncenigo reçut ordre de partir pour aller prendre le commandement de la flotte, de faire mettreNicolas Canale aux fers, et de l’envoyer dans les prisons du conseil des Dix. 11 le trouva faisant une attaque tardive et infructueuse contre les Turcs maîtres de Négrepont. Ce lâche ou inepte général, conduit à Venise, fut condamné seulement à un exil perpétuel et à la resti-