LIVRE VI. 105 cère, à l’introduction des formes démocratiques dans le gouvernement. D’autres républiques, qui ne se jetaient pas dans les bras d’un maître, tombaient dans l’excès de la méfiance; l’injustice nourrissait d’éternelles haines, et privait l’État de ses plus illustres citoyens. A Florence, il fallait être marchand, être inscrit parmi ceux qui professaient un art, ou qui exerçaient un métier, pour avoir part au gouvernement de la république. Les anciens nobles qui s’y étaient livrés au commerce, et ceux qui, pour conserver leurs droits de citoyens, se liront inscrire sur le contrôle des artisans, n’en devinrent pas moins l’objet de la jalousie, et les victimes d’une injuste exclusion, Par une inconséquence ordinaire chez les hommes, les marchands voulurent être ennoblis par leur profession même. On vit la noblesse de soie, la noblesse de laine; et celle-là se crut bientôt en droit de mépriser celle-ci. A Sienne, les marchands exclurent non-seule-ment les nobles, mais le peuple. Ce fut une oligarchie d’une nouvelle espèce, qui devint à son tour suspecte, tyrannique et odieuse, comme celle qu’elle avait remplacée. A Pistoia, les gentilshommes furent déclarés pour toujours inhabiles à gouverner ; et la peine des roturiers qui encouraient la dégradation consista à être inscrit sur le registre de la noblesse. Pise,en se vengeant cruellement du cruel Ugolin, dont un poète contemporain a rendu le supplice si célèbre, montra la même partialité contre l’ordre privilégié. Gênes, Bologne, Modène, Padoue et Brescia, finirent par adopter ce système de législation. Cette haine contre la noblesse fut, en Italie, le trait caractéristique de l’esprit du treizième siècle. L’ouvrage des passions est rarement durable : celte autorité arrachée aux uns pour être concentrée dans la main de quelques autres, mérita et excita de nouveaux mécontentements; et comme les hommes, quand ils souffrent dans une situation, se jettent toujours imprudemment dans une situation opposée, on ne voulut point se rappeler que le gouvernement oligarchique des marchands avait fait fleurir l’agriculture, l’industrie, les arts, enrichi et embelli les cités ; on ne se souv int que de l’insolence de ces parvenus, et presque toutes ces républiques tendaient à se rapprocher des formes monarchiques. X. Venise n’avait jamais été conquise ; aucun droit, par conséquent, ne pouvait y dériver de la loree. Venise n’avait point de territoire ; le système féodal ne pouvait y être connu. Point de seigneurs, point de vassaux, point de serfs, point de droits résultant de la propriété territoriale. Les biens que les citoyens pouvaient posséder, soit dans les colonies, soit en Italie, ne leur donnaient dans la capitale aucune autre inlluence que celle des richesses. Mais Venise existait depuis neuf cents ans; pendant ce long intervalle, un grand nombre de scs citoyens avait élç appelé successivement aux fonctions publiques. Plusieurs avaient fait de grandes choses, beaucoup avaient acquis une grande opulence. Cette administration qui offrait tant d’occasions de s’illustrer, cet immense commerce, qui fournissait tant de moyens de s’enrichir, avaient créé une noblesse la plus respectable de l’Europe, parce que sa source était pure, son origine antique, sa filiation constatée, ses services connus, ses honneurs mérités. Elle était digne de la liberté qu’elle avait su défendre. Chaque fois que le peuple, ou l'un des corps de l’État, élevait d’anciens citoyens à une place éminente, celte nomination semblait rappeler les services de leurs aïeux, et renouer les liens d’une famille avec la république. Si la situation de Venise se fût trouvée telle qu’il eût pu y avoir une noblesse oisive, puissante, orgueilleuse de ses possessions, de ses vassaux, de scs privilèges, la république n’aurait pas subsisté. Un doge ambitieux se serait servi de ces auxiliaires pour changer l’Etat en monarchie; ou bien la masse des habitants aurait expulsé la classe privilégiée. Mais les principaux citoyens de cette république avaient des richesses mobilières, du crédit, de la gloire, sans aucun appareil de force qui avertit de se méfier d’eux. Ce fut la modération qui les maintint, et qui leur donna le temps de prendre des mesures pour s’emparer de la souveraineté. C’eut été exiger des illustres citoyens de Vcnisu plus qu’on ne doit attendre de l’espèce humaine, que de leur demander d’oublier la gloire et la splendeur de leur maison, pour s’élever au dessus des intérêts domestiques, pour ne voir que la grandeur de l’État, et faire consister cette grandeur dans l’égalité de tous les citoyens. La tendance à l’aristocratie ne fut pendant longtemps que le résultat de l’influence donnée par les richesses, par les emplois, par le souvenir des services rendus, par le respect qui s’attache naturellement à un nom illustre. Cette espèce d’aristocratie exista longtemps avant l’aristocratie légale. Dans l’ordre politique, on ne distinguait pas les citoyens en nobles et plébéiens; et quand on admettait un étranger, un prince même, à la qualité de Vénitien, 011 lui disait : « Te cicein nostrum creamus, » nous vous faisons notre concitoyen. Mais les nobles vénitiens avaient fréquenté les hauts barons de France, et avaient dû prendre quelques-unes de leurs opinions. De leur côté, le peuple et la classe mitoyenne avaient le sentiment de leur