HISTOIRE DE VENISE. Je n’ai pas besoin de dire que la multitude des affaires devait occuper beaucoup de citoyens, mais il est curieux et utile de connaître sur quels objets s’exercait plus particulièrement l’industrie manufacturière des Vénitiens, à une époque où les procédés des arts étaient encore inconnus à tant d’autres peuples. Celui-ci touchait à la partie de l’Europe qui eut la gloire de sortir la première des ténèbres de la barbarie, et il contribua lui-même à cette révolution par ses fréquentes communications avec l’O-rient. Aussi les arts industriels étaient-ils exercés à Venise depuis une époque très-reculée. La construction et la conduite des vaisseaux, les travaux hydrauliques, que la position de Venise rendait nécessaires, les digues, les ponts, les édifices sur pilotis, supposent des connaissances mathématiques, l’usage de la mécanique et l’art de traiter les métaux. Aussi n’est-il pas difficile de croire que Charlemagne, comme le racontent quelques historiens, avait cherché à attirer des ouvriers vénitiens dans ses Étals, et qu’il était vêtu d’un sayon de Venise. Les Vénitiens, à leur tour, appelaient des architectes, des peintres de Constantinople. Cependant on cite un présent de douze grosses cloches, envoyées par un doge, dans le ix° siècle, à l’empereur d’Orienl ; ce qui permet de penser que l’art de la fonderie était, à cette époque, moins familier aux Grecs qu’aux Vénitiens. Un aulre doge, voulant décorer d’un autel d’argent l’église de Saint-Marc,le fit faire à Constantinople; ce qui prouve qu’on y était plus habile dans l’orfévrerie qu’à Venise. Mais les Vénitiens avaient trop d’émulation pour ne pas surpasser leurs maîtres. Ils excellèrent bientôt dans cet art, comme dans plusieurs autres, et parvinrent à fabriquer des chaînes d’or d’une extrême ténuité, •qui furent à la mode dans toute l’Europe. Dans un tournoi qui eut lieu pour célébrer l’anniversaire du doge Thomas Moncenigo, c’est-à-dire en 1414, le corps des orfèvres fit une cavalcade, et ils défilèrent sur la place de Saint-Marc au nombre de trois cent cinquante. Enfin, un siècle après, cette branche de commerce déjà très-considérable prit encore un nouvel accroissement lorsque Louis XII, par une loi ' somptuaire peu conforme aux principes d’une administration éclairée, défendit l’orfévrerie dans ses Élats. II était plus facile de proscrire le métier que la chose; aussi la vanité, irritée par la défense, alla-t-elle se pourvoir ailleurs des objets que les ateliers de France ne pouvaient plus fabriquer. L’opulence n’en dépensa pas moins ; mais son argent, au lieu d’entretenir des ouvriers français, alla enrichir des Vénitiens. Il paraît que déjà les Français avaient fait des progrès dans ce genre d’industrie, car je trouve dans un historien du xve siècle, qu’en 1473 la république de Venise envoya en présent au roi de Perse, une crédence de vases d’or et d’argent travaillés à la française. XXIII. On sait que les œufs de vers à soie avaient été apportés par des moines du fond de l’Asie à Constantinople, avec l’art de les faire éclore, d’é-lever les vers, de filer les cocons et de mettre la soie en œuvre. Les trois premières fabriques de tissus qu’on avait vues en Europe, avaient élé établies par l’empereur Juslinien à Corinthe , à Thèbes et à Athènes ; et sans doute il fallait qu’elles eussent acquis un certain degré de perfection , puisque les empereurs de Constantinople payaient un tribut de quatre cents vestes de soie de Thèbes aux rois de Perse. Lorsque les Vénitiens prirent l’île d’Arbo sous leur dominalion , ou sous leur protection, ils la soumirent à une contribution annuelle de quelques livres de soie. Le titre où cette redevance était stipulée se montre encore dans les archives de l’église d’Arbo. Il porte la date de 1018, et on y lit que si les redevables n'acquittent pas le tribut en soie, ils seroqt tenus de le remplacer par un poids égal d’or pur. Ce fut à Constantinople que les Vénitiens prirent les premiers modèles de leurs manufactures, mais dans le principe ils n’étaient que les facteurs des marchandises fabriquées dans les trois villes grecques que j’ai nommées. Pour conserver ce trafic, ils firent la guerre à Roger, roi de Sicile, qui, vers le commencement du xu6 siècle, avait établi à I’a-lerme une manufacture de ces étoffes. Lorsque Roger fit la paix avec l’empereur Manuel, il s’obligea à lui rendre tous les prisonniers grecs, à l’exception des Corinthiens, des Thébains non nobles, et des femmes qui savaient l’art de fabriquer la soie et le lin. Les habitants de Thèbes et de Corinthe furent retenus en Sicile , comme autrefois les Érériens l’avaient été en Perse, pour y travailler à des tissus. On en a conclu qu’il était probable que les Vénitiens n’avaient pas négligé ce moyen de naturaliser cet art dans leur pays, mais on n’en apporte aucune preuve positive ; quoi qu’il en soit, leur guerre contre le roi fut suivie d’un accommodement, par lequel ils obtinrent des privilèges pour l’exportation du sucre, de la manne et des soieries de la Sicile. Ils furent traversés par les Génois dans la jouissance de ces avantages. L’ambition de Venise tendait toujours à se rendre maîtresse de ce commerce des soieries, en s’appropriant les manufactures; mais elle avait bien des difficultés à surmonter pour réaliser ce projet. Elle ne pouvait avoir la matière première au même prix que les Siciliens et les Grecs, parce que son territoire était peu propre à la culture des