LIVRE XX. 321 les usages, ne faisait point de quartier, et emportait les têtes des ennemis vaincus, qui lui étaient payées fidèlement par les provéditcurs à raison d’un ducat chacune, c’était le tarif. Les hommes d’armes de l’armée vénitienne, presque tous étrangers et rassemblés au hasard, ne valaient certainement.pas la gendarmerie française : l’infanterie n’avait ni la fermeté des Suisses, ni l’impétuosité des Gascons ; l’artillerie vénitienne était moins perfectionnée que celle des Français; mais d’un autre côté, la cavalerie légère était une arme encore inconnue chez ceux-ci. Le matériel des armées de la république était toujours soigné comme il devait l’être par un gouvernement opulent. L’abondance régnait dans les camps, grâce à la présence des provéditeurs, personnages d’un rang éminent, revêtus d’une grande autorité, qui avaient la charge de surveiller le général, et qui devaient prendre soin que les troupes ne manquassent de lien. XVII. C’était en présence d’une armée de trente-quatre mille hommes, ainsi organisée, que se trouvaient, le 6 juillet 1493, sept à huit mille Français ou Suisses manquant de tout ; ils n’avaient point de retraite, cl il ne leur restait qu’une ressource, celle de passer sur le ventre des ennemis. Le roi, à qui son inexpérience ne permettait pas de diriger lui-même le combat, faisait du moins fort bonne contenance; le témoignage que lui rend Commines n’a point les caractères de la flatterie. «Je le trouvai, dit-il, armé de toutes pièces, et « monté sur le plus beau cheval que j’aie vu de mon « temps; et semblait que cc jeune homme fut tout « autre que sa nature ne portoit, ne sa taille, ne sa « complcxion ; il étoit fort craintif à parler, et est « encore aujourd’hui : aussi avoit-il été nourri en « grande crainte, et avec petites personnes, et le « cheval le monlroit grand, et avoit le visage bon « et bonne couleur, et la parole audacieuse et sage. » Il prouva en effet que, dans l’occasion, il savait parler aux soldats. Le défaut d’instruction, et la timidité de l’orateur, pourraient faire douter de l’authenticité de ce discours ; mais on vient de voir qu’il avait ce jour-là la parole audacieuse. « Or d’autant que Jacques de Bergame, au sup-« plément de ses chroniques, a mis par écrit la ha-“ rangue que le roi fit ce jour-là à ceux de son ar-« mée avant de commencer la charge, et qu’elle me « semble très-belle cl gentille, j’ai avisé de la mettre ici. Elle est do_nc telle sans la changer (1). « Certes, dit-il, très-forls et hardis chevaliers, i: jamais je n’eusse entrepris de si grandes choses ' comme ce voyage, n’eust été la fiance que j’ai (1) Braktôme, Éloge de Charles VIII. HISTOIRE DE VENISE. « toujours eue en votre vertu et prouesse, pareille-« ment les sollications et promesses de Sforce, duc « de Milan, lequel nous eust bien gardés d’estre en « nécessité de combattre s’il m’eust tenu sa foy. « Mais, comme ainsi soit que la nature des traîtres « se délecte plus en trahison qu’en foy et vertu, « nous devons combattre, afin de vaincre mauvais-« lié; et soyés certains qu’autant ou plus nous est « facile de vaincre la bataille que de la commencer; « car nos ennemis sont soudoyés et mercenaires, « qui combattent plus par crainte que par amour « qu’ils ayent à leur prince, par quoi nous ne les « devons pas redouter. Songés que nos ancêtres, en « combattant vaillamment, ont passé par tout le « monde, et de leurs ennemis ont emporté grandes « dépouilles et triomphes, et à nous, qui sommes « leurs successeurs, échappera cette troupe imbé-« cille que n’en rapportions victoire? Regardés, « pour l’honneur de Dieu, ce que c’est que fortune « vous offre à présent, ô preux chevaliers : considé-« rés que vous estes François, desquels la nature et « propriété est de faire et souffrir force choses, « comme les Gaulois, ayant toujours tenu eslrc plus « glorieuse chose de mourir en bataille, que d’eslro « pris. Nos ennemis se confient en leur multitude, « et nous en notre force et vertu ; si nous vainquons, « tous les Italiens sont à nous et nous obéissent, cl « si nous sommes vaincus, ne vous chaille; France « nous recevra, qui défendra assés son pays : bref « notre cas est seurement. Mais je vous avertis que, « pour cette heure, n’ayés soin ni sollicitude de vos « femmes et enfants, ne pensés qu’à vaillamment « combattre: et si vous-avés autre courage, et qu’ai-« miez mieux honteusement par fuite vous retirer, « et voir votre roi et naturel seigneur dolent et cap-« lif ès mains de ses ennemis, déclarés-le de bonne « heure. » Voilà certes, dit Brantôme, de belles paroles d’un brave et gentil roi pour n’avoir jamais étudié. Les deux armées campaient à une demi-lieue l’une de l’autre, près de Fornoue, dans la vallée du Taro, toutes deux sur la rive droite de cette rivière, qui, dans ce moment, était guéable partout, même pour les gens de pied. 11 s’agissait, pour les Français, de passer sur la rive gauche, non pas en face, mais sous les yeux de l’ennemi, de la suivre jusqu’à l’endroit où la vallée du Pô commence, et ensuite de remonter cette vallée, ayant le Pô à droite et les montagnes de Gênes à gauche, et par conséquent, en traversant toutes les rivières qui, de ce côté, descendent de l’Apennin dans le Pô, c’est-à-dire le Strono, l’Ongina, la Larda, la Chiavena, la Nura, la Trebbia, la Staffora, la Bormida, et enfin le Tanaro, pour arriver à Asti, où était le premier poste des Français stationnés en Piémont. 21