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HISTOIRE DE VENISE.
à la rencontre d’une flotte marchande qu’attendaient les pirates, et l’enlevèrent.
  Arrivé à Chaîna, le doge reçut l’hommage des villes de Relgrado et de Trau ; Spalato, Salone, Se-benigo, None, Almissa, Raguse, et les îles d’Arbo, de Cherzo, de Iirazza, de Coronata, de Pago, d’Os-scro, et de Lissa, imitèrent cet exemple. Deux îles seulement, Coreyre la Noire, aujourd’hui Curzola, et Lésina, refusèrent de se soumettre. Le doge n’hésita pas à les assiéger. Coreyre était sans défense, et fut emportée sans difficulté ; mais Lésina passait pour une place inexpugnable, c’était le repaire des'Narentins; la ville était dans une situation fort escarpée, fortifiée par l’art et défendue par une nombreuse garnison. C’était cette même place dont mille ans auparavant Vatinius écrivait à Cicé-ron : « J’ai forcé quatre enceintes, escaladé quatre tours, emporté une citadelle, et je me suis vu contraint d’abandonner ma conquête. » La flotte vénitienne bloqua le port, et l’armée investit la ville; des sommations, des propositions furent adressées inutilement aux assiégés, ils étaient résolus à tenter le sort des armes.
  L’attaque fut ordonnée. On commença par lancer une grêle de traits sur les remparts; les assiégés, quoiqu’ils y répondissent avec courage, furent obligés de s’écarter pour se mettre à l’abri : aussiLôt les Vénitiens gravissent sur le rocher, les échelles sont appliquées aux murailles; les assiégés accourent pour repousser l’assaut : mais on monte de tous cùtés, le nombre des assaillants augmente à chaque instant, la garnison plie, et les Vénitiens se précipitent avec elle dans la ville. Là se fit un horrible carnage; le doge arriva pour le faire cesser, accorda la vie aux vaincus, leur ordonna d’évacuer la place, et les fit transporter à Saint-Massimo.
   Ce lut sur le lieu même do sa victoire qu’Urseolo reçut lesdéputés de Raguse qui vinrent prêter pour leur ville le serment de fidélité à la république.
  XXII.	La Dalmatie était soumise ou conquise ; il restait à châtier les Narentins. 11 fallait que ce peuple eût obtenu précédemment contre les Vénitiens un succès bien important, car la république leur payait un tribut annuel. Le golfe de Narenta se trouvait sans défense par la prise des îles de Curzola et de Lésina. Le doge fit débarquer ses troupes, et livra le pays à la fureur du soldat. Tout fut mis à leu et à sang, tout fut détruit, les habitants étaient égorgés sans distinction ; ce qui put échapper vint se mettre à la discrétion du vainqueur. Les conditions qu’il leur dicta furent telles qu’on pouvait les attendre, après une guerre de cent soixante ans, qui se terminait par une horrible catastrophe : plus de tribut, défense d’armer en course, ordre de respecter le pavillon vénitien, et indemnité de toutes
les pertes occasionnées aux sujets de la république, Ainsi se termina cette longue lutte entre Venise ci les pirates, qui devint pour la république l’occasion de la plus belle conquête ; et qui la mettait en état de tirer désormais de son propre territoire tous les objets de première nécessité qu’elle n’avait pas, les < grains, le vin, l’huile, les bestiaux, le chanvre et lt bois. Mais ce n’était pas tout de trouver dans ces * nouvelles possessions des ports, des marchandises, des matelots; il y avait une population de consommateurs à rendre tributaire du commerce de Venise.
  Il nous reste à voir comment les Vénitiens en usèrent envers les peuples qui s’étaient donnés à M eux.
   XXIII.	Urseolo ramenant à Venise son armée vie-1 J torieusc y fut reçu avec des transports de joie. On décida que désormais le doge, dans ses actes, ajouterait au titre de duc de Venise celui de duc de Dalmatie. Quant à la forme du gouvernement de ces * provinces, 011 ne distingua point celles dont la soumission avait été spontanée de celles qu’il avait fallu conquérir. On envoya dans chacune un magistrat, qui, sous le titre de podestat, les gouvernail au nom de la république. Ces magistrats étaient à la nomination du doge, qui les choisit parmi les familles vénitiennes les plus considérables; et cet usage, constamment observé depuis, ne laissa pas à ces nouveaux sujets la moindre part, je ne dis pas aux affaires générales de la république, je ne dis pas aux diverses élections, mais même dans l’administration intérieure de leur pays. Cette condition était telle qu’il est difficile de croire que ces peuples ,1 s’y soient soumis volontairement, uniquement pour se délivrer du voisinage de quelques pirates. Comment se persuader qu’ils se soient remis à la discrétion de ceux qu’ils invoquaient comme des libérateurs? et, en supposant cette insouciance ou cette légèreté dans la classe ignorante et pauvre, qui ne pouvait prendre aucune part aux affaires, on ne peut pas douter qu’il 11’y eut parmi ce peuple des riches, des magistrats, des hommes puissants; or l’intérêt de ceux-ci les avertissait bien certainement qu’il leur importait de stipuler des conditions qui leur conservassent au moins une existence équivalente à celle dontils jouissaient déjà.
  Je n’ai point de titre à opposer aux historiens vénitiens, mais il me semble qu’ici le raisonnement peut suppléer à la critique. Leur récit me parait invraisemblable, et je crains bien, pour l’honneur de l’humanité, que, pour expliquer la réunion de l’Istrie et de la Dalmatie à la république, il ne faille recourir à la force des armes ou à la corruption-Cette conquête était tellement utile aux Vénitien' qu’il est impossible de ne pas croire qu’elle eut cH