HISTOIRE DE VENISE. elles étaient couvertes : « Il n’y eut lù, dit un té-« inoin oculaire, cœur si assuré ni si hardi qui ne « frémit, et non sans raison, vu que, depuis la créait lion du monde, jamais une si haute entreprise ne ii fut faite par un si petit nombre de gens, et cha-« cun jeta les yeux sur ses armes. » XVI. L’armée débarqua sur la côte méridionale du Bosphore; de là on voyait, sur la côte opposée, le vaste amphithéâtre qui couronne le golfe de Chrysocéras; dans le fond le palais de l’empereur; d’un côté la capitale occupant tout l’espace entre le golfe et la Propontide, la citadelle, à l’extrémité delà pointe d’Europe;de l’autre côté, le faubourg de Péra et la tour de Galata; à l’entrée du port, vingt galères rangées le long de la chaîne qui le fermait; et, sur le rivage, un camp de soixante-dix mille hommes, au milieu duquel s’élevait le pavillon de l’empereur. Les Grecs et les Latins se trouvaient en présence, ils n’étaient séparés que par un canal. Bien n’annonçait des dispositions pour interdire le passage; mais il y en avait pour s’opposer à la descente, et l’on ne pouvait guère prévoir comment une armée de quarante mille hommes, déjà affaiblie par une campagne, réduirait une villed’où pouvaient sortir, disait-on, quatre cent mille combattants. Je suis loin de le croire ; car, quelques années auparavant, Isaac Lange avait eu peine à y lever deux mille hommes, pour les opposer à un de ses officiers qui s’était fait proclamer empereur. Les Latins débutèrent par le pillage de Chalcé-doinc et d’un palais que l’empereur avait sur la côte d’Asie; ils s’arrêtèrent quelques jours à Chrysopolis, pour y rassembler des vivres, et, dans une rencontre, un de leurs partis culbuta cinq cents cavaliers grecs. Cependant un officier de l’empereur se présenta devant les chefs des croisés, et les harangua en ces termes : « L’empereur n’ignore pas, « seigneurs, que vous êtes les plus grands entre les « princes qui ne portent point la couronne, et que « vous appartenez aux plus vaillantes nations de •< l’univers; mais il ne peut comprendre par quel u motif et à quel dessein vous êtes venus dans ses « États. Il est chrétien comme vous ; il sait que vous « avez entrepris la délivrance du saint sépulcre. Si u vous avez besoin de vivres ou de secours, il vous u en fournira volontiers quand vous évacuerez son « territoire. Il se verrait à regret obligé de vous atta-u quer, comme il en a le pouvoir; car, quand vous n seriez vingt fois plus nombreux que vous n’êtes, « pus un d’entre vous n’échapperait si mon maître ii voulait faire usage de ses forces. » (Jette jactance fit peu d'effet sur les croisés ; Co-non de Béthune répondit en leur nom : « Beau sire, i; vous nous avez dit que votre maître s'étonne que « nos seigneurs et barons soient entrés sur son ter-« riloire. Ce territoire n’est pas le sien, puisqu’il ne « l’occupe que contre Dieu et le bon droit. 11 appar-« tient à son neveu que vous voyez assis parmi nous, « au fils de l’empereur Isaac. Mais si votre maître « veut se rendre à sa merci et lui restituer la cou-« ronne, nous nous emploierons auprès du prince « légitime pour qu’il pardonne à son oncle, et lui « laisse une existence honorable. A l’avenir ne soyez « plus assez hardi pour vous charger d’un sembla-« ble message. » Le lendemain on essaya de montrer le jeune Alexis au peuple de Constantinople. Toutes les galères mirent à la voile ; Alexis était debout sur la poupe de la capitane, entre le doge et le marquis de Mont-ferrat. On côtoya les remparts, depuis l’Acropolis jusqu’au château de Sept-Tours, en criant : u Voici « votre prince légitime que nous vous ramenons: ii nous venons pour vous secourir et non pour vous « faire aucun mal, si vous-mêmes vous faites votre « devoir. » Mais cette vue et ces discours ne produisirent aucun effet : il fallut commencer les attaques; on résolut de tenter le passage et le débarquement en face de l’armée ennemie. XVII. Le 8 juillet au soleil levant, après la célébration du saint sacrifice, toute l’armée démarra de la côte d’Asie. Baudouin, comtede Flandre, commandait l’avant-garde composée en grande partie d’archers et d’arbalétriers. J.es quatre divisions du corps de bataille avaient pour chefs, Henri, frère du comte de Flandre ; Hugues, comte de Saint-Paul ; Louis, comte de Blois, et Mathieu de Montmorency. On y distinguait Mathieu de Valincourt, Baudouin de Beauvoir, Pierre d’Amiens, Eustache de Canteleu, Antoine de Cahieu, Eudes de Champliltc, Oger de Saint-Chéron, Ma-nassès de l'île, Milesde lirabant, Machaire de Sainte-Menehould, Jean Foisnons, Guy de Chappes, Clerambault, Robert de Roncoy, et Geoffroy de Vil-lehardouin, qui nous a conservé tous ces noms dans son histoire. Enfin le corps de réserve était conduit par le marquis de Montlerrat. Il était composé des Italiens, des Dauphinois et des Allemands. Chaque galère remorquait un vaisseau chargé de troupes; les bannières flottaient, les trompettes sonnaient ; les chevaliers, armés de pied en cap, et que, dans sa naïve frayeur, l’historien grec nous représente aussi hauts que leurs lances, étaient debout, s’appuyant sur leurs chevaux déjà tout sellés. « On ne demandait pas, dit celui d’entre eux qui nous a transmis tous ces détails, on ne demandait pas qui devait aller le premier; chacun s’efforcait de gagner les devants, et les chevaliers s'élancaient dans la i