598 HISTOIRE DE VENISE. l’armée française sc crut abandonnée par ce qui faisait, dans son opinion, sa principale force, et la déroute devint générale. Les Suisses étaient maîtres du champ de bataille, de tous les bagages, et de toute l’artillerie. Celte bataille faisait trop d’honneur à leur courage, pour qu’il fût nécessaire d’attribuer leurs succès à la lâcheté des Français. Huit ou dix mille morts ou blessés étendus sur la place attestaient une assez vigoureuse résistance. Tous les historiens s’accordent à dire que les Français en laissèrent au moins six mille. Ceux qui atténuent le plus la perte des Suisses la portent à quinze cents hommes. 11 y en a qui vont jusqu’à cinq mille. Il est rare que les grands événements puissent être attribués avec justice à une seule cause. Sans doute, Je mauvais choix de la position, l’avantage que donne une surprise nocturne, et surtout la bravoure des Suisses, eurent une grande influence sur le résultat de cette journée. La Trémouille aurait mieux fait de se garder, les lansquenets de tenir ferme, la cavalerie de charger; mais toutes ces fautes sont des fautes ordinaires, et la perte de cette bataille tient peut-être à une autre cause. On n’était pas encore désabusé de ce préjugé que la cavalerie faisait la force des armées. Il en résultait qu'on ne soignait point, qu’on ri’honorait que faiblement l’infanterie, et que, lorsque la cavalerie ne pouvait pas, ou ne voulait pas donner, on se croyait perdu. Combattre à cheval, était un privilège que la noblesse féodale s’était réservé, parce que c’était un moyen de combattre avec avantage. Pour l’attaque, la force d’impulsion ajoutait à la force du bras qui présentait la lance; l’homme d’armes, du haut de son cheval, assenait des coups plus dangereux que ceux du fantassin : pour la défense, le cavalier pouvait se couvrir d’une armure plus lourde et par conséquent plus impénétrable que celle de l’homme à pied : par là, c’était établi le préjugé que la force de la gendarmerie était irrésistible. Comment ce préjugé ne se serait-il pas accrédité, tant qu’on n’opposa à la gendarmerie qu’une infanterie misérable, rassemblée à la hâte et au hasard, mal armée, mal organisée et nullement exercée? Les roturiers étaient exclus de la gendarmerie, les gentilshommes dédaignaient de servir dans l’infanterie, c’en était assez pour que celle-ci fût sans considération. Mais lorsque les armes de jet devinrent plus puissantes; lorsque les gros mousquets percèrent les cuirasses des cavaliers, ceux-ci se trouvèrent réduits à l'alternative, ou de combattre avec des armes blanches contre la mousqueterie, ou de n’avoir à opposer qu’une ligne d’hommes de fer, peu capables de se mouvoir. On ne larda pas à s’apercevoir que l’avantage de l’infanterie, encore trop mal armée pour attendre le choc, consistait à choisir sa position, à mettre un obstacle entre elle et la cavalerie, de manière à pouvoir l’atteindre sans être à la portée des armes blanches. Pour faire ces dispositions avec intelligence et à propos, il fallait que cette infanterie fût organisée. Charles VII, qui avait établi un corps régulier de cavalerie, sous le nom de compagnies d’ordonnance, soudoyées pendant la paix comme pendant la guerre, forma un corps de francs-ar-chers. Louis XI supprima ceux-ci, et les remplaça par des Suisses, qu'il renforçait, suivant le besoin, par des corps d’aventuriers. Louis XII y ajouta de l’infanterie allemande. Ces troupes à pied étaient organisées par bandes, et les bandes étaient divisées en enseignes de deux cents hommes chacune. François Ier leur substitua des corps plus nombreux, formés sur le modèle de la légion romaine ; mais une légion de cinq à six mille hommes était d’un usage peu commode pendant la paix. On renonça bientôtà cette organisation, etori revint aux bandes, qui ont été l’origine des régiments. A la bataille de Ravenne, les Espagnols avaient montré de quelle ressource l’infanterie peut être dans une retraite. La bataille de Novarre prouva que l’infanterie est la meilleure de toutes les armes, surtout la nuit et dans les terrains difficiles. Ni les Français, ni les Suisses eux-mêmes, ne s’en doutaient. Cette armée de pauvres montagnards, sans chevaux et sans canons, révéla ce secret, ou pour mieux dire, ramena l’art de la guerre à ses véritables éléments. Il y a cependant entre ces deux actions des différences remarquables : à Ravenne, les Espagnols étaient sur la défensive; à Novarre, les Suisses attaquaient. A Ravenne, les premiers, couchés à plat ventre pendant la canonnade, n’eurent pas à souffrir de l’artillerie; à Novarre, les seconds s’avancaient à découvert sous le feu du canon. Là, ils eurent à soutenir la retraite ; ici ils remportèrent la victoire. Enfin, les Suisses étaient armés de longues hallebardes, les Espagnols d’une épée courte et d’un bouclier. Mais toutes ces différences prouvent l’excellence de l’infanterie, en faisant voir que, de toutes les armes, c’est celle qui agit avec le plus d’efficacité dans des circonstances diverses. Les Français, suivant leur usage imprescriptible de ne jamais s’arrêter dans leurs retraites, se sauvèrent vers Alexandrie, puis dans le fond du Piémont, puis enfin repassèrent les Alpes, abandonnant ainsi, malgré les instances de Gritti, qui avait accompagné la Trémouille, Gênes, le duché de Milan, I et leurs alliés les Vénitiens, dont l’armée, cam- I pée dans le Crémonais, élait rappelée vers les