HISTOIRE DE VENISE. ble; il était au contraire à vie, et les exemples qu’on pouvait citer de plusieurs (loges déposés, prouvaient que de telles révolutions avaient toujours été le résultat d’un mouvement populaire. Mais d’ailleurs, si le doge pouvait être déposé, ce n’était pas assurément par un tribunal composé d’un petit nombre de membres, institué pour punir les crimes, et nullement investi du droit de révoquer ce que le corps souverain de l’État avait fait. Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la seigneurie et les chefs du conseil des Dix se transporteraient auprès du doge, pour lui signifier que l’excellentissime conseil avait jugé convenable qu’il abdiquât une dignité dont son âge ne lui permettait plus de remplir les fonctions. On lui donnait 1,U00 ducats d’or pour son entretien, et vingt-quatre heures pour se décider. Foscari répondit sur-le-champ, avec beaucoup de gravité, que deux fois il avait voulu se démettre de sa charge; qu’au lieu de le lui permettre, on avait exigé de lui le serment de ne plus réitérer cette demande; que la Providence avait prolongé ses jours, pour l’éprouver et pour l’affliger; que cependant on n’était pas en droit de reprocher sa longue vie à un homme qui avait employé quatre-vingt-quatre ans au service de l’État; qu’il était prêt encore à lui sacrifier ses jours; mais que, pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et qu’il se réservait de répondre sur ce sujet, quand la volonté générale se serait légalement manifestée. Le lendemain, à l’heure indiquée, les conseillers et les chefs des Dix se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d’autre réponse. Le conseil s’assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une fois sa résolution, séance tenante, et, la réponse ayant été la même, on prononça que le doge était relevé de son serment et déposé de sa dignité : on lui assignait une pension de 1,Ï500 ducats d’or, en lui enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous ses biens confisqués. Le lendemain, ce décret fut porté au doge, et ce fut Jacques Loredan qui eut la cruelle joie de le lui présenter. Foscari répondit : « Si j’avais pu prévoir « que ma vieillesse fût préjudiciable à l’Élat, le chef « de la république ne se serait pas montré assez in-u grat, pour préférer sa digniléàla patrie; mais cette « vie lui ayant été utile pendant tant d’années, je « voulais lui en consacrer jusqu’au dernier moment. « Le décret est rendu, j’obéirai.» Après avoir parlé ainsi, il se dépouilla des marques de sa dignité, remit l’anneau ducal, qui fut brisé en sa présence, et, dès le jour suivant, il abandonna ce palais, qu’il avait habité pendant trente-cinq ans, accompagné de son frère, de ses parents et de scs amis. Un se- crétaire, qui se trouva sur le perron, l’invita à descendre par un escalier dérobé, afin d’éviter la foule du peuple, qui s’était rassemblée dans les cours; mais il s’y refusa, disant qu’il voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au bas de l’escalier des géants, il se retourna, appuyé sur sa béquille, vers le palais, en proférant ces paroles: « Mes services m’y avaient appelé, la malice de mes « ennemis in’cn fait sortir. » La foule qui s’ouvrail sur son passage, et qui avait peut-être désiré sa mort, était émue de respect et d’attendrissement. Rentré dans sa maison, il recommanda à sa famille d’oublier les injures de scs ennemis. Personne, dans les divers corps de l’Élat, ne se crut en droit de s’étonner, en apprenant qu’un prince inamovible venait d’être déposé, sans qu’on lui reprochât rien ; que l’État avait perdu son chef, à finsu du sénat et du corps souverain lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques regrets:une proclamation du conseil des Dix prescrivit le silence le plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort. Avant de donner un successeur à François Foscari, une nouvelle loi fut rendue, qui défendait au doge d’ouvrir et de lire, autrement qu’en présence de ses conseillers, les dépêches des ambassadeurs de la république et les lettres des princes étrangers. Les électeurs entrèrent au conclave et nommèrent au dogat Pascal Malipier, le 50 octobre 1437. La cloche de Saint-Marc, qui annonçait à Venise son nouveau prince, vint frapper l’oreille de François Foscari; cette fois sa fermeté l’abandonna, il éprouva un tel saisissement, qu’il mourut le lendemain. La république arrêta qu’on lui rendrait les mêmes honneurs funèbres que s’il fût mort dans l’exercice de sa dignité; mais lorsqu’on se présenta pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom était Marine Nani, déclara qu’elle ne le souffrirait point; qu’on ne devait pas traiter en prince après sa mort celui que vivant on avait dépouillé de la couronne, et que, puisqu’il avait consumé ses biens au service de l’Élat, elle saurait consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers honneurs. On ne tint aucun compte de cette résistance, et, malgré les protestations de l’ancienne dogaresse, le corps fut enlevé, revêtu des ornements ducaux, exposé en public, et les obsèques furent célébrées avec la pompe accoutumée. Le nouveau doge assista au convoi en robe de sénateur. La pitié qu’avait inspirée le malheur de ce vieillard ne fut pas tout à fait stérile. Un an après, on osa dire que le conseil des Dix avait outre-passé scs pouvoirs, et il lui fut défendu par une loi du grand-