¡58 HISTOIRE DE VENISE. quelques planches ou de quelques cordages, les Vénitiens combattaient contre les assiégés avec la lance et l’épée; les uns étaient précipités, d’autres atteignaient le rempart ; tout-à-coup une main, qui n’est point connue, arbore l’étendard de Saint-Marc sur une des tours. L’enthousiasme des assaillants en redouble, les Grecs épouvantés font moins de résistance, les soldats les poursuivent sur les inurs, vingt-cinq tours sont prises, les vainqueurs et les vaincus se précipitent ensemble dans la ville. Le doge fait partir sur-le-champ un bateau pour donner avis de ce succès à ses alliés. Il leur envoie même quelques chevaux que scs soldats venaient de prendre. Mais de nouvelles troupes accouraient du dedans pour arrêter les progrès des Vénitiens, peu nombreux encore. Assaillis de toutes parts, ils mettent le feu au quartier où ils ne peuvent se maintenir, regagnent les tours dont ils s'étaient rendus maîtres ; le vent s’élève, l'incendie devient plus rapide, tout est en Ranimes, depuis la porte des Ulaquernes jusqu’à la porte Dorée, c’est-à-dire, dans un espace d’une lieue. XXI. Les Grecs, après avoir forcé les Vénitiens à se retirer dans les tours, font une sortie contre les Français. Les braves qui avaient déjà atteint le sommet de la muraille et qui y combattaient encore, en sont précipités; soixante divisions débouchent par plusieurs portes et se déploient dans la plaine. Il n'était plus possible de continuer i’assaut, ni de recevoir le choc au pied du rempart. Il fallut se hâter de regagner le camp, pour se réunir aux deux petits corps qu’on y avait laissés, et se mettre à l’abri dans les retranchements contre cette nuée d’ennemis. Lascaris conduisait cette attaque. L’empereur lui-même, que les murmures et les insultes du peuple avaient tiré de sa honteuse inaction, sort à cheval, revêtu de scs ornements impériaux, et exhorte ses soldats à un dernier effort, qui doit les délivrer des barbares et sauver leur pays, leur prince et leur religion. Les six divisions françaises se rangèrent en dehors de leurs palissades, les archers en avant : 011 forma un bataillon des chevaliers qui avaient été démontés, et dans cette posture ils attendirent l’ennemi de pied ferme; mais sans aller à lui, de peur d’être enveloppés et accablés par le nombre. Aussitôt que Dandolo fut averti du péril de scs alliés, il s’écria qu’il voulait vivre et mourir avec eux, cl abandonnant les tours dont il s’était rendu maître, il fit voile pour traverser le port, vint débarquer avec ses troupes au fond du golfe et se ranger auprès des Français. Malgré ce renfort, le péril était extrême. L’armée grecque s’approcha jusqu’à la portée de l’arc; on commença à tirer. Lascaris voulait tenter une attaque vigoureuse, mais l’empereur ne le permit pas; et après avoir essayé par quelques manœuvres d’attirer les croisés dans la plaine, il donna ordre à ses troupes de rentrer dans la ville, au grand étonnement des assiégeants et des assiégés. Il eût peut-être sauvé la ville, dit Nicetas, s’il eut permis à son gendre de se livrer à toute l’ardeur de son courage et de charger les ennemis. Cette terrible journée venait de se terminer sans aucun résultat. Les Français avaient escaladé les murailles, les Vénitiens avaient pénétré dans la ville; les uns et les autres, abandonnant les postes qu’ils avaient conquis, s’étaient vus obligés de chercher leur sûreté dans le camp qu'ils occupaient la veille. XXII. Mais Constantinople était en flammes. On était indigné d’avoir vu l’armée impériale se retirer sans combattre. On avait appris ce que pouvait l’audace des assiégeants. Alexis, qui n’avait pas osé attaquer les croisés, ne put se déterminer à les attendre. 11 avait préparé sa fuite; dès cette nuit même, abandonnant sa femme, deux de ses lilles, son trône et son peuple, il se sauva dans un port de la Thrace,sur une barque qui portail ses pierreries et son trésor. Il y a des historiens qui le font monter à dix mille livres d’or, ce qui n’est guère vraisemblable dans une administration aussi vicieuse que celle de cet empire. Aussitôt après son départ, un eunuque entreprit de consommer la révolution , distribua de l'argent aux gardes, annonça la fuite d’Alexis au peuple. Tout à coup cette malheureuse capitale ébranlée par un assaut et dévorée par un incendie, fut illuminée comme en un jour de féte. On courut à la prison d’Isaac, qui, dans ce tumulte, privé de la vue, saisi de terreur, s’entendit avec étonnement proclamer empereur, au moment où il croyait qu’on lui apportait la mort. Pendant qu’on s’empressait déjà de lui prodiguer tous les hommages de la bassesse, des députés allèrent au camp des assiégeants leur annoncer cette révolution, et inviter le jeune Alexis à venir dans les bras de son père. Toute la nuit on vit arriver de la ville des gens qui contir-maient cette nouvelle, en venant offrir leurs hoin-magesau prince. Mais la foi des Grecs était si décriée que les Latins ne voulurent poinlrelàchcr leur otage, avant d'avoir fait confirmer toutes les promesses qu’il avait souscrites lorsqu'il avait imploré leur secours. O11 retint les députés de la ville; l’armée se mit sous les armes, et quatre seigneurs, Mathieu de Montmorency, Villehardouin, et deux Vénitiens, furent envoyés auprès du nouvel empereur, pour réclamer la ratification du traité. Ils furent conduits au palais, où ils trouvèrent