262 HISTOIRE DE VENISE. parties de la Morée, et se soumettaient même à payer au grand-seigneur un tribut de mille ducats; mais celui-ci, délivré de toute inquiétude du côté de la Hongrie, par le traité, et du côté de la Perse, par la mort d’Ussum-Casan, crut que le moment était venu de chasser entièrement les Vénitiens de la Grèce. Il conduisit lui-même une nouvelle armée en Albanie. Ce fut encore Loredan qui lui disputa le terrain. Croye succomba après un long siège, vaincue par la famine. Scs habitants furent massacrés, malgré la capitulation. Scutari soutint une multitude d’assauts, dont un seul dura toute une journée, toute une nuit et le jour suivant. I/armée turque, rebutée par celte héroïque défense, se jeta sur Drivasto, Scbenigo, Alessio, et se vengea par d’horribles cruautés. Une nouvelle tentative des Ottomans sur le Frioul n’eut pas plus de succès que les deux premières. Enfin, grâce à cette belle résistance, la république obtint la paix, le 26 janvier 1479, et il lui en coûta Négrepont, les villes de Croye et de Scutari dans l’Albanie, Tenaro dans la Morée, l’île de Lemnos, et un tribut de dix mille ducats, dont Bajazet II la dispensa, en 1482, lorsqu’il renouvela ce traité, après son avènement au trône. Tout le reste fut rendu de part etd’autre.La république eut même la liberté de recueillir les habitants de Scutari qui ne voudraient pas devenir sujets du sultan. Il n’y restait que quatre ou cinq cents hommes et cent cinquante femmes; on leur assigna à chacun un secours annuel de trente ducats. La peste apportée par les Turcs fut affreuse. Elle pénétra dans toute l’Italie, et dura, à Venise, depuis le mois de mai jusqu’au mois de novembre. Il mourait cent cinquante personnes par jour. Une loi défendait aux nobles de s’éloigner de la capitale en temps de peste; mais on éludait la défense, on allait s’établir dans quelques lies, ou sur quelques côtes voisines; et on ne venait point aux conseils. On vit le conseil-général réduit d'abord à trois cents membres, cl enfin à quatre-vingts. Ce fut au milieu de cette calamité que mourut le doge André Vendramino. Son successeur, qui fut Jean Moncenigo, commença son règne sous de funestes auspices. Un incendie consuma en partie le palais et l’église de Saint-Marc, enfin la disette vint ajouter un nouveau fléau à tant de malheurs. XI. Nous sommes obligés de revenir sur nos pas, pour rapporter une révolution qu’éprouva Pile de Chypre, et qui la fit changer de maîtres (1478). Ce petit royaume, situé au fond de la Méditerranée, n’était qu’un fief relevant du soudan d’Égyptc. C’était sa destinée d’obéir aux maitres de cette contrée. Cette île charmante, à qui la douceur de son climat, l’abondance et la variété de ses productions, avaient mérité le nom de lTle-Heureuse, et l’honneur d’être consacrée à Vénus, formait, dans les temps anciens, plusieurs royaumes; elle avait passé trois ans sous la domination des Ploléinées ou de leurs successeurs. Alexandre l’avait, disait-on, respectée, par estime pour la valeur de ses habitants. Envahie dans le grand débordement de la puissance romaine, ruinée par les extorsionsde l’austère Caton, elle partagea les vicissitudes de l’empire. Les Arabes l’enlevèrent momentanément à Héraclius, qui parvint à les en chasser. Les princes de Constantinople se faisaient représenter dans cette Ile par des ducs. Il arriva qu’un de ces gouverneurs, nommé Isaac Comnène, profita de la faiblesse de l’empire pour se déclarer souverain indépendant; mais à peine était-il en possession du trône, que Richard lor, roi d’Angleterre, allant à la Terre-Sainte, vint l’en précipiter, lui fit trancher la tête, s’empara de l’île en 1191, et la vendit à l’ordre des Templiers pour vingt-cinq mille marcs d’argent. Une conjuration éclata presque aussitôt contre ces nouveaux maîtres. Dans l’impossibilité de se maintenir, ils rétro-cédèrent cetle possession à Richard, qui la donna, en 1192, à Gui de Lusignan, en échange des droits que celui-ci prétendait avoir sur le royaume de Jérusalem; mais la tyrannie de Comnène, l’invasion de Richard, la domination des Templiers, avaient fait fuir presque tous les habitants de l’île. Gui de Lusignan invita les chrétiens de Syrie à venir la peupler. « Trois cent cinquante et un chevaliers, qui dés-« hérités étaient, et à qui les Sarrasins avaient les « terres tollues, et les pucelles et les dames vives y « allèrent. Le roi leur donna terre à grant plante, « les orphelines maria et lor donna grant avoir, « tant qu’il fiela trois cents chevaliers en la terre, et « deux cents sergents à cheval, sans les bourgeois « à qui il donna grant terre. Quant il ot tant donné, « il ne lui demora mie dont il pust tenir vingt chc-« valiers de maisnie (de maison). » Quatorze rois de celte famille occupèrent le trône de Chypre, pendant deux cent quarante ans, et portèrent même les titres de rois de Jérusalem et d’Arménie; mais Jean 11, ayant été vaincu et amené prisonnier par le soudan d’Égypte, ne racheta sa liberté qu’au prix d’un tribut, et sous la condition de reconnaître le soudan pour suzerain, et de lui prêter foi et hommage. Jean III, son fils et son successeur, était un prince faible, gouverné par sa femme, laquelle descendait des Paléologues. La domination de cette princesse impérieuse avait indisposé les seigneurs, et même les autres habitants du pays. Il n’était issu de cetle union qu’une fille mariée à Jean de Portugal, qui résidait dans l’île avec elle.