LIVRE XIX. 503 l’huile, le sel, le poisson salé, les fruits secs, le fer et le mercure, et, par intervalles, des blés et des bois de construction. Le commerce des objets manufacturés est bien autrement lucratif; mais il est en même temps le moins certain de tous, parce que les nations peuvent se l’enlever l’une à l’antre. Les Vénitiens firent cette double épreuve. Enrichis, pendant plusieurs siècles, des tributs de l’Europe et de POrient, ils virent successivement les branches de ce commerce leur échapper; et ils eurent lieu de regretter, dans les temps modernes, que la nature de leur gouvernement fût peu favorable au développement de l’industrie. 11 fallut chercher un dédommagement dans un autre genre de commerce moins lucratif, mais fort important, parce qu’il occupe l’activité d’un grand nombre d’hommes ; je veux dire dans le transport et la distribution des objets nécessaires à d’autres peuples, moins à portée d’aller les chercher à leur source, ou moins diligents. Les marchés du Levant étaient ceux où Venise trafiquait avec le plus d’avantage. Elle y envoyait des draps, quelques toiles, beaucoup d’objets de verre et de quincaillerie, et surtout des étoffes de soie, qui formaient à elles seules plus de la moitié de la somme de l’exportation. Les objets qu’elle en retirait étaient la soie brute, le coton, la laine, le tabac, la cire, le café, les cuirs, les drogueries de toute espèce, et les vins de Chypre ou de l’Archi-pcl. La valeur de ces objets s’élevait, année commune, à quatre ou cinq millions, qui donnaient un bénéfice d’à peu près un quart. Venise vendait à l’Angleterre, à la Hollande, des huiles, des soies-organsins, et une grande quantité de raisins de Corinthe, produit très-abondant de l’île de Céphalonie, et surtout de celle deZante. Elle achetait aux Anglais des étoffes de laine grossière, de la morue, de l’étain, et aux Hollandais ces épiceries, ces tissus des Indes, qu’elle-même vendait autrefois à toute l’Europe. Mais, ce qui était un grand désavantage pour elle, elle ne faisait pas ce commerce sur ses propres vaisseaux. Les navigateurs vénitiens avaient perdu l'habitude des courses lointaines. Ils ne se montraient que rarement dans l’Océan, où leur république ne possédait aucune colonie, et où leurs vaisseaux n’avaient d’autre protection que le droit des gens. Leur pavillon paraissait plus souvent sur les côtes de France, tandis qu’au contraire peu de vaisseaux français abordaient dans les ports vénitiens. J’ai vu dans les registres du consultât de Venise, un relevé des bâtiments français entrés dans ce port pendant quatorze ans : le nombre ne s’en élevait qu’à cent deux ; c’était sept ou huit vaisseaux par an. 11 n’y a jamais eu de traité de commerce entre la France et Venise. La navigation des vaisseaux français dans le golfe Adriatique, d’abord tolérée, fut assimilée, en 1G86, à celles des nations les plus favorisées, notamment de l’Angleterre. C’était le moment où la république conquérait la Morée; les Vénitiens faisaient alors ce qu’ils appelaient la guerre miraculeuse, et Louis XIV était au faite de sa gloire. 11 ne paraît pas que la concession dont il s’agit ait été l’objet d’une convention entre les deux gouvernements : le sénat de Venise détermina, par un règlement, les privilèges du commerce français. La matière de ce commerce consistait, pour les Vénitiens, en soies-organsins, acier, térébenthine, thériaque, liqueurs et mercure. Les objets de retour étaient des étoffes, de l’indigo, des ouvrages de mode, du café d’Amérique, mais en très-petite quantité; car il était assujetti, en entrant à Venise, à un droit de quarante pour cent, tandis que le café venant d’Alexandrie ne payait que quinze pour cent. L’objet le plus considérable des envois de la France était le sucre terré, pour alimenter les raffineries vénitiennes. rendant longtemps les sucres bruts venant de France avaient été assujettis, on ne voit pas pourquoi, à des droits beaucoup plus forts que ceux venant de Livourne ou du Portugal. Cette distinction onéreuse cessa en 1735. Ce fut une obligation que le commerce français eut à l’abbé de Bernis, alors ambassadeur. En comparant la valeur dés marchandises que Venise achetait et vendait à la France, il paraissait certain que le commerce entre ces deux nations était tout à l'avantage de la première. Cependant le change était presque constamment favorable à la seconde, et cela ne pouvait s’expliquer que par l’introduction en fraude d’une grande quantité d’objets de manufactures françaises, qui, grâces à leur supériorité et au luxe, triomphaient de toutes les lois prohibitives. Les produits de l’industrie vénitienne conservaient des débouchés chez les voisins, et même en Espagne; niais son bénéfice principal consistait à leur vendre les marchandises de la Méditerranée et à être l’intermédiaire du commerce réciproque de l’Allemagne et de l’Italie. Tel était l’état auquel était réduit, au xvme siècle, le commerce des Vénitiens, presque universel avant la découverte du cap de Bonne-Espérance. Indépendamment de cette grande révolution, plusieurs causes avaient contribué à sa décadence: L’ensablement des ports des lagunes; L’affaiblissement de la marine militaire; Les guerres avec les Turcs, qui avaient amené, pour les Vénitiens, la perte de leurs privilèges; et,