3C4 HISTOIRE DE VENISE. nuellcment couverte d’une population agitée, qui pouvait être tentée de reprocher ses malheurs à ses maîtres. Les troubles du dedans n’étaient pas moins à craindre que de nouveaux désastres au dehors, et ce fut apparemment pour être en état de contenir le peuple de la capitale que l’on fit avancer les débris de l’armée jusqu’au bord des lagunes.' S’il fallait en croire les historiens vénitiens, le gouvernement aurait su, dans ce péril extrême, conserver toute sa gravité, toute sa sagesse, toute son autorité. Ils veulent nous persuader qu’au milieu de cette confusion universelle, le sénat délibérait sans terreur, et sans détourner un moment ses yeux de l’avenir. Sans doute il est naturel de soupçonner de flatterie des écrivains stipendiés ou timides; il est permis déjuger les patriciens de celte république comme des hommes, et c’est leur faire assez d’honneur d’ajouter qu'ils montrèrent de la vigilance, et cette présence d’esprit que l’on ne conserve point lorsqu’on est trop préoccupé du danger présent. L’un de ces patriciens, le procurateur l’aul Barbo, vieillard infirme, qui depuis longtemps ne paraissait plus dans les conseils, se fit porter au sénat, et sembla se ranimer lui-même pour ranimer ses concitoyens. On commença par envoyer des patriciens pour rallier les troupes, pour en lever de nouvelles: on arma cinquante galères, le trésor public fut secouru de tout ce que les particuliers avaient à leur disposition; et, réduit désormais à s’occuper de la défense de Venise, le sénat prit toutes les précautions que pouvait exiger la situation actuelle de cette capitale. On*cn expulsa les étrangers, mais seulement les élraiigcrs oisifs. Ceux qui avaient une profession qui assurât leur existence reçurent l’ordre de continuer leurs travaux. On fit construire des moulins, creuser des citernes, amasser des blés, examiner l’état des canaux, enlever les balises, armer les citoyens. La loi qui ne permeltait pas aux bâtiments étrangers, chargés de vivres, d'aborder à Venise, fut révoquée. On décerna des récompenses aux officiers qui avaient fait leur devoir. Le sénat envoya des députés au comte Petigliano pour louer sa constance dans ces grands revers. C’était imiter les Romains, qui, après la bataille de Cannes, avaient félicité Varron de n’avoir point désespéré de la république. Cependant, comme la conduite de Petigliano n’avait pas l’approbation générale, comme on lui reprochait de n’avoir pas secouru assez fortement Alviane à la bataille d’A-gnadel, ce qu’on attribuait à un sentiment de jalousie, comme enfin les gouvernements ne doivent pas s’obstiner à conserver les généraux malheureux, on chercha un successeur à celui-ci. C’est alors que fut rendu ce décret célèbre, par lequel la république, déliant de leur serment de fidélité des sujets qu’elle ne pouvait défendre, autorisa ses provinces de terre-ferme à traiter avec l’ennemi selon leurs intérêts, et ordonna à ses commandants d’évacuer les places qu’ils tenaient encore. On a porté divers jugements sur cette résolution. Guichardin dit qu’elle fut prise avec la précipitation du désespoir. D’autres ont fait remarquer que le gouvernement put y être décidé par plusieurs raisons :1a première, de n’être pas obligé de diviser le peu de forces qui lui restaient; la seconde, de conserver des droits à l’alïection des peuples de ces provinces, en n’exigeant pas qu’ils se sacrifiassent pour la république, et en ne laissant entrevoir aucune intention de punir les infidélités. Ces provinces furent même libérées, par le décret, de tous les impôts arriérés. La troisième raison, qui est célle sur laquelle les commentateurs de la politique vénitienne insistent le plus, était l'espérance de voir bientôt naître des divisions entre le roi de France et l’empereur, à l’occasion de ces conquêtes, qu’on leur rendait encore plus faciles. Cependant Louis XII se conduisit envers son allié, quoique celui-ci n’eût pas encore pris part à la guerre, avec une loyauté qui ne permettait guère de prévoir des divisions. Il refusa do recevoir les clefs de Vérone, de Vicence et de l’adoue, et il ordonna aux députés de ces villes d’aller se présenter au plénipotentiaire impérial, qui en prit possession au nom de son maître, avant d’avoir une garnison à y placer. Les cinq ports du royaume de Naples furent remis sans résistance aux troupes de Ferdinand. Tout le Frioul se soumit à l’empereur, à l’exception des forteresses de Marano, d’Osopo et de Gra-disca, dont la dernière succomba même bientôt après. Trèvise, peut être, n’était pas moins résignée que les autres villes vénitiennes à subir sa nouvelle destinée. Les plusopulents, toujours les plus empressés de s’accommoder avec le vainqueur, avaient envoyé des députations porter des paroles de soumission; mais on vit ariver, pour prendre possession de cette place, un homme que tout le monde reconnut : c’était un habitant de Vicence qui s’était jeté dans le parti de l’empereur; son nom était Léonard Tris-sino. Les ministres autrichiens ne pouvaient guère faire un choix plus maladroit. Ils avaient donné cette commission à cet émigré, parce qu’ils lui supposaient une grande influence; mais il se présentait sans troupes, et tout le crédit dont ii s’était vanté échoua devant le patriotisme d’un cordonnier, nommé Calligora, qui se mit à courir dans les rues en criant: « Vive Saint Marce ! ’> Le peuple s’a-meuta, pilla les maisons de ceux qui avaient appelé